Homeless Songs marque le brillant retour d’un Stephan Eicher marqué par le temps qui a passé et par les problèmes ordinaires d’une vie. Un album sensible et envoûtant. Peut-être le tout meilleur de sa longue discographie.
On était au tout début des années 90, et Stephan Eicher, un jeune suisse étrange, qui avait débuté dans la musique en jouant une drôle d’électro bricolée héritée de celle des « jeunes gens modernes » – ou bien, au choix, très en avance sur son temps – rencontrait l’écrivain Philippe Djian (qui n’était pas tellement pris au sérieux, d’ailleurs, alors qu’on sait désormais qu’on tenait là l’une des voix les plus intéressante de la littérature française populaire…). De leur rencontre naîtrait une poignée de chansons lumineuses, évidentes, poignantes et grisantes à la fois, qui squatteraient un temps les charts français peu habitués à une telle musique, plus Rock que chanson, plus européenne, voire tzigane, que nationale. Du fameux Déjeuner en Paix en 1991 à des Hauts et des Bas en 1993, durant deux courtes années, le duo semblerait marcher sur l’eau. Et puis, comme c’est toujours le cas, nous sommes, pour la plupart d’entre nous, passés à autre chose : nos exigences de nouveauté nous ont fait délaisser un artiste que nous jugions désormais trop « commercial », qui ne semblait plus nous appartenir. Nous lui en voulions un peu de cette évidence mélodique et de cette légère emphase romantique que nous jugions facile, voire démagogique. Finalement, snobs que nous étions, nous regrettions le souvenir chéri de ce concert de novembre 1987 à la Cigale où, peut-être encore incertain de la direction musicale qu’il allait prendre, Stephan nous avait jeté, à nous son public naissant, les disquettes sur lequel il gravait encore les bases de sa musique.
Nous avons eu tort. Grand tort. Ecouter en 2019 un album aussi merveilleux, aussi enthousiasmant que ce Homeless Songs s’avère un choc. Musical. Emotionnel. Quel chemin nous a-t-il fallu parcourir pour en arriver là, trente ans plus tard ! L’helvète plus vraiment underground mais plus vraiment populaire non plus a pris un coup de vieux, entre cheveux et barbe de mousquetaire qui grisonnent et douleurs de dos qui rappellent que l’on n’est pas éternel. Et pourtant, rien n’a changé, sinon en mieux : la voix curieuse – quelque chose d’un Dylan éteint ? – avec ce léger accent exotique, les chansons alternant le français, l’anglais et le suisse allemand dialectal, les mélodies irrésistibles de simplicité, les textes – merci Djian ! – bien au-dessus de tout ce qui s’écrit en France… Avec cette fois, un gros PLUS, qui élève Homeless Songs vers, n’ayons pas peur des grands mots, le chef d’œuvre : la simplicité, presque le minimalisme d’une démarche que l’on doit bien qualifier d’humble, même si les mots qui conviendraient seraient plutôt « essentielle », « fondamentale ».
On a su que Stephan Eicher s’était fâché avec sa maison de disques qui l’a salement laissé tomber quand les ventes de disques se sont effondrées, et qu’après de longues années de procédures judiciaires, il a décidé de faire une musique exilée loin des lois du commerce, loin des règles d’un Marketing musical qui a de toute manière perdu depuis des décennies déjà toute pertinence. Ce qu’il qualifie donc de « chansons sans toit », même si le charme de la musique d’Eicher a bien été depuis le premier jour de ne se réclamer d’aucun lieu, de dépasser ses racines yéniches pour embrasser le monde. Entre valses égarées, folk songs du pauvre et BO d’un film qui n’existe que dans notre cœur blessé, Homeless Songs est un objet bouleversant de bout en bout : un enchaînement parfait de 14 chansons dont la plupart sont très courtes, souvent construites sur un simple piano et quelques cordes, et sur, bien sûr, ces fameux mots de Djian. Sans emphase exagérée, sans facilité commerciale, voici une musique terriblement triste – cela peut être pour certains la limite de cet album plutôt monochrome, mis à part le grain de fantaisie de Né un Ver – mais superbement frémissante.
« Que la mémoire te revienne / Que tu ne sois plus la mienne / Qu’on soit dans l’obscurité / Que nos forces nous aient quitté / Que la justice intervienne / Qu’on soit démis de nos chaînes / Que le ciel vire au lilas / Et que tu te lasses de moi / Je n’attendrai, n’attendrai… pas. »
On a cru comprendre que le grand public français suit déjà Stephan dans cette aventure, qui représente paradoxalement un pas de côté dans sa carrière, tout en ne trahissant rien de son histoire passée. Donner tort aux imbéciles du Commerce qui imposent des règles absurdes aux artistes serait un bonus savoureux à cet album précieux.
Eric Debarnot