Jusqu’alors inédit en France, ce roman de jeunesse de Jun’ichirô Tanizaki (1886-1965) développe une intrigue policière sulfureuse, annonciatrice des obsessions de l’auteur d’Éloge de l’ombre, Un amour insensé et Quatre sœurs.
« Quand j’y repense aujourd’hui, je me demande si tout cela ne fut pas un rêve. » Secoué par un événement dont il a été témoin, le narrateur de Dans l’œil du Démon finit par se demander s’il ne l’a pas imaginé. Il pose ainsi un voile onirique sur le récit. Mais chez Tanizaki, les rêves des uns sont les cauchemars des autres.
Le roman débute par une étrange requête. Un ami du narrateur, Sonomura, dont l’excentricité passe auprès de ses proches pour un embryon de folie, lui demande de l’accompagner immédiatement pour assister dans la nuit à un meurtre. D’abord plus agacé d’être tiré de son travail – il est écrivain et doit rendre une nouvelle – qu’intrigué, il se laisse tout de même convaincre par le raisonnement aussi rigoureux qu’extravagant de son camarade.
Celui-ci a été témoin d’une drôle de scène au cinéma, autour d’un trio : un homme mûr et portant son embonpoint, et deux personnes plus jeunes, un homme et une femme. Par un faisceau d’indices nébuleux et en utilisant le code décrit par Poe dans Le scarabée d’or, il en a déduit l’orchestration du meurtre du premier par les deux autres. Et il compte bien se tenir aux premières loges lorsque cela adviendra.
Tanizaki peut alors dérouler tous les éléments constitutifs de son œuvre à travers ce polar enlevé : fascination pour le trouble, attirance pour l’interdit, obsession destructrice pour une belle femme… Traduite pour la première fois en français, cette œuvre de jeunesse de l’un des auteurs japonais les plus illustres du XXe siècle, écrite en 1918, témoigne de l’originalité de l’écrivain, à une époque où la littérature nippone était dominée par un certain confucianisme moralisateur, durant laquelle ses intrigues sulfureuses se sont souvent heurtées à la censure.
Féru de culture occidentale, il se pose ici clairement en héritier d’Edgar Allan Poe. Outre la référence explicite au Scarabée d’Or, on pense surtout – et pas seulement à cause du titre – au Démon de la perversité, dont la célèbre prose décrit parfaitement ce qui anime les personnages du roman : « Nous sommes sur le bord d’un précipice. Nous regardons dans l’abîme, — nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. »
Ainsi évoluent les personnages de Dans l’œil du Démon, galvanisés par l’interdit, en proie à des sentiments contradictoires, où peur et excitation s’entremêlent. « Comment décrire la fulgurante alerte que je ressentis à cette vision ? », se demande le narrateur, poursuivant ainsi : « Jamais je n’avais fait une telle expérience. Comme une suffocation, comme la conscience qui devient progressivement floue quand le sang quitte le corps, au-delà de l’effroi, quelque chose proche de l’extase au contraire, un indistinct engourdissement. »
Mettant en place un habile jeu de piste, mutant progressivement vers le jeu de rôle, Tanizaki joue avec les apparences et les clichés – notamment celui de la femme sublime et vénéneuse. Il s’amuse à déplacer le regard, à instiller le doute. Le narrateur regarde, puis est regardé, donnant vaguement la sensation au lecteur d’être lui-même observé par le fantôme souriant de l’auteur.
Florian LAPORTE