Peut-on faire confiance à ce que nous a raconté de sa jeunesse notre propre grand-père ? Que lire vraiment derrière les images « officielles » des jeunesses hitlériennes ? Serena Katt se penche sur le passé de sa propre famille dans Cher Opa.
Les gens de ma génération ont eu la chance d’avoir des parents (ou des grands-parents…) qui ont connu, voire participé « à la guerre », et qui ont pu leur conter des « histoires » de leur enfance ou leur jeunesse, qui ont rendus notre perception de ces événements beaucoup moins abstraite, moins théoriques que si nous les avions seulement étudiés dans les livres d’histoire. Néanmoins, nous avons aussi eu la chance d’être les enfants ou les petits-enfants de ceux qui étaient dans « le bon camp » : si ces récits n’étaient en général pas faciles à extraire de la mémoire de nos aînés, au moins pouvions-nous être fiers de nos pères. La lecture du remarquable Cher Opa de la jeune Serena Katt, illustratrice anglo-allemande, qui se penche sur le passé de son grand-père – d’origine prussienne – enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, nous interpelle donc forcément : quelle part de ces souvenirs est-elle réelle, et quelle part a été censurée, enjolivée, modifiée pour pouvoir échapper à la honte d’avoir fait partie des bourreaux, pour ne pas être condamné par sa famille comme « monstre » ? Quelles justifications, quelles excuses est-il possible d’aller chercher pour ne pas payer, au moins dans le regard de votre famille, ces années criminelles ?…
« Nous disposerons d’une jeunesse allemande. Une jeunesse violente, dominatrice, incorruptible, courageuse et cruelle qui fera trembler le monde. Ses membres ne devront faire preuve d’aucune faiblesse, ni montre d’intelligence ou de sensibilité. Ils apprendront à penser en Allemand, à agir en Allemand. » (extrait du programme des jeunesses hitlérienne, et introduction à « Cher Opa« ).
… Opa a donc menti – parfois par omission, parfois franchement menti – à sa petite fille Serena, en lui racontant à sa manière ses « années de plomb », et Serena, désormais adulte, en a fait un livre. Un livre qui reprend fidèlement les images, les clichés même de l’époque… pour illustrer ce récit douteux, et essayer d’y identifier les zones d’ombre… pour tenter d’y semer le trouble. De discerner la noirceur, la violence, la cruauté de l’endoctrinement idéologique derrière les sourires vainqueurs et les poses triomphantes. En redessinant des photos familiales ou officielles d’alors, en reproduisant des affiches de propagande, et en imaginant certainement des scènes qui n’ont pu être photographiées, comme ce magnifique et sombre épisode central, sans paroles, du camp de jeunesse dans les bois, Katt a tenté non seulement de mettre des images sur les mots de son grand-père, mais surtout de les mettre au défi de la vérité. En recherchant le mensonge – la propagande de l’état nazi – dans ces scènes trop propres, trop ordonnées pour être « honnêtes », et en confrontant la parole lénifiante d’un coupable comptant sur l’amnésie et la complaisance de tous pour réécrire son histoire avec la connaissance que nous avons désormais des faits, Cher Opa fait le choix moral de la lucidité. Et donc du véritable devoir de mémoire, même s’il lui en coûte l’honneur de son grand-père, celui de sa famille.
Grâce à une mise en page élégante et ultra-lisible, les illustrations épurées de Selena Katt ne réclament finalement de peu de mots pour raconter la vie « bénie par la chance » au milieu de l’Horreur, d’un enfant « né sous une bonne étoile » : la fable, professée par le grand-père, l’illusion d’être sorti indemne du cauchemar, sans en avoir été ni victime ni complice, est contaminée par la voix pleine de doutes de la petite-fille. Le dialogue impossible et la blessure inguérissable de la culpabilité sont les deux angles morts de ce récit qui n’en est pas un. Malgré la puissance de son mécanisme et sa beauté graphique, Cher Opa déçoit un peu, parce que, comme dans la « vraie vie », la Vérité nous échappera toujours. Que la solution est inatteignable. Qu’il n’y a ni révélation, ni rédemption. Seulement une interrogation à jamais suspendue.
Eric Debarnot
Cher Opa
Scénario et Dessin : Serena Katt
Éditeur : Ici Même
176 pages couleurs – 24,00 €
Parution : 23 août 2019