La sortie remarquée de son nouvel album, Ricochet, composé d’anciens titres ou d’anciennes versions de titres connus jamais publiés, est l’occasion pour BENZINE de rencontrer Elliott Muphy, l’un des derniers « Broken Poets » détenteur d’une vision classique et romantique du Blues et du Rock’n’Roll…
Benzine : Elliott, vous avez désormais vécu hors des États-Unis une bonne partie de votre vie, mais il est clair que vos racines américaines sont plus importantes que jamais pour vous. Quelle est votre opinion, en tant « qu’expatrié », sur la situation actuelle aux Etats-Unis ?
Elliott Murphy : Je vis à Paris depuis plus de 30 ans maintenant et je rentre généralement en Amérique plusieurs fois par an. Vous devez vous rappeler que je suis non seulement un expatrié, mais aussi un expatrié new-yorkais et, comme vous pouvez le deviner, cela colore considérablement mon point de vue sur la situation actuelle. Je n’ai pas quitté les États-Unis pour des raisons politiques, mais plutôt parce que ma carrière m’a fait traverser l’Atlantique. J’étais un grand fan d’Obama et de nombreux aspects de Bill Clinton également. J’ai aussi admiré beaucoup de choses à propos de la première présidence de George Bush. Je ne suis donc pas du genre à être toujours d’un côté et critiquer systématiquement l’autre. Mais il me semble que la situation politique actuelle en Amérique met réellement à l’épreuve les fondements mêmes de la démocratie, où nous sommes supposés avoir trois branches égales du gouvernement – le Président, le Congrès et le pouvoir judiciaire – et qui sont supposées se contrôler mutuellement. Ce précieux exercice d’équilibre semble être compromis en ce moment. Il existe de nombreuses différences culturelles évidentes entre les États-Unis et l’Europe, mais le coût de l’enseignement supérieur constitue un fossé majeur. En France, aller dans une université publique est fondamentalement gratuit, mais aux États-Unis, l’enseignement supérieur est extrêmement coûteux. Une grande partie de la population n’est donc pas éduquée et tire toute ses informations de la télévision, ce qui peut être très préjudiciable. Donald Trump a dit qu’il « aime les gens peu instruits » et vous pouvez comprendre pourquoi : ils l’ont élu président…
Benzine : L’évolution de la musique populaire a été assez spectaculaire au cours de la dernière décennie, et ce à un niveau véritablement global. Selon vous, quel est l’avenir des formes de musique que nous aimons, à savoir le blues, le rock’n’roll ?
EM : Si seulement je le savais ! Pour le moment, le seul rock pur qui semble exister est celui des artistes catalogués comme « classic rock », les Rolling Stones, Bruce Springsteen… et moi (rires) ! Mais des éléments du rock semblent avoir été absorbés par de nombreux autres types de musique, notamment la pop et le hip-hop. Le blues est en train de suivre le même chemin que le jazz, et je ne sais pas si la plupart des jeunes auditeurs savent même qui était Muddy Waters. Ma génération d’adolescents américains a vraiment appris le blues grâce aux groupes anglais des années 60, qui nous ont renvoyé cette musique avec leur propre style… Et bien sûr grâce à tous les grands guitaristes comme Eric Clapton, Jeff Beck ou Jimmy Page, qui ont influencé tous les meilleurs guitaristes depuis. Lou Reed est une icône et tout le monde connaît Walk on the Wild Side, mais son influence se fait-elle encore vraiment ressentir ? David Bowie a brillamment réussi à rapprocher différents styles musicaux issus de l’évolution technologique, mais qui poursuit ce travail aujourd’hui ? Le rock’n’roll a été rendu possible grâce à l’introduction de la guitare électrique et de tout ce qui a suivi. Et je dois dire que pendant l’âge d’or du rock à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, l’industrie de la musique suivait les artistes, mais maintenant, c’est l’inverse : le Business est toujours en train de regarder en arrière pour trouver la prochaine « Big Thing », parce qu’ils pensent que cela doit ressembler à la dernière « Big Thing » !
Personnellement, ce que j’ai toujours aimé dans le rock (mis à part mon amour pour la guitare dès que j’ai eu 12 ans…), c’est la façon dont il pouvait absorber toutes sortes d’influences littéraires dans les paroles. Quand j’ai commencé, tous les auteurs-compositeurs que je connaissais et qui jouaient dans les clubs de New York lisaient Kerouac et Rimbaud et aimaient Andy Warhol. Personnellement, j’essayais d’écrire des paroles élégantes et descriptives, dans le style d’un F. Scott Fitzgerald…
Peut-être que le rock‘n’roll en est arrivé au stade du musée désormais… Après tout, il existe un Musée du Rock‘n’Roll Hall of Fame à Cleveland ! J’ai eu la grande chance de rencontrer personnellement certains des géants de la musique que j’aime, j’ai joué en première partie de Chuck Berry et John Lee Hooker. Je suis donc né au bon moment et au bon endroit… Mais peut-être que chaque génération pense exactement la même chose !
« Des morceaux et de chansons qui, je pense, méritaient de vivre ensemble sous un même toit… »
Benzine : La manière dont les gens créent de la musique, mais aussi l’achètent et l’écoutent, a été profondément impactée par Internet. Voyez-vous ces changements comme bénéfiques pour la musique et comment les gérez-vous personnellement ?
EM : Internet a eu un effet très positif sur ma carrière, car il m’a rapproché de mes fans et a sans doute rendu ma musique plus accessible via Spotify et iTunes. Donc pour moi, ça a été une très bonne chose. J’ai une application qui peut me dire combien de personnes dans le monde écoutent en ce moment ma musique sur Spotify. N’est-ce pas formidable ?
Benzine : Et vous, personnellement, Elliott, écoutez-vous aussi des musiques actuelles ? Y a-t-il quelque chose en particulier que vous trouviez intéressant ?
EM : Qu’est-ce que j’ai écouté ces derniers temps que j’aime bien ? Kurt Vile et Lana Del Ray, parmi les jeunes artistes… La plupart des recommandations que je suis viennent de mon fils Gaspard, qui a une gamme d’intérêts musicaux très, très large, depuis Elvis jusqu’ à ce qui est dans les charts aujourd’hui.
Benzine : Votre nouvel album, Ricochet, semble être composé principalement « d’ancien matériel ». Quelle a été la genèse de ce projet ? Y a-t-il une sorte de déclaration derrière cet album ?
EM : Non, pas de déclaration particulière ! Ricochet est rempli de morceaux et de chansons qui, je pense, méritaient de vivre ensemble sous un même toit – pour faire un album. Des chansons comme Dharma et Someday All This Will Be Yours ont été exclues de mes albums pour une raison quelconque il y a quelques années, et je ne me souviens même plus laquelle… Et une chanson comme Jesus semblait trop particulière pour s’intégrer dans l’esprit de l’un de mes albums récents. Mais je pense que le public apprécie aujourd’hui une musique qui ne soit pas la même du début à la fin, que ce soit en termes de son ou de concept. C’est peut-être pour cette raison que Ricochet reçoit un aussi bon accueil, qui m’a même surpris. What the Fuck is Going On totalise plus de 25.000 écoutes sur Spotify en seulement quelques semaines. Je pense que cette chanson est la version actualisée de White Middle Class Blues sur mon premier album, Aquashow, en 1973. Tout change et tout reste identique. Le temps ajoute une poussière magique aux enregistrements, et ce qui rend Ricochet si attrayant, c’est la nature éclectique de ces chansons, qui étaient peut-être en avance sur leur époque lorsqu’elles ont été enregistrées.
Benzine : Murphyland ! Un grand « concept » qui est apparu ces dernières années (si on ne se trompe pas…). À quel point Murphyland est-il important pour votre direction musicale et / ou votre façon de créer et de jouer de la musique aujourd’hui ?
EM : Murphyland est un pays imaginaire comme Disneyland, mais beaucoup moins cher à visiter ! La meilleure « attraction » en est mon concert d’anniversaire au New Morning chaque mois de mars. J’avais besoin d’une « maison » virtuelle pour rassembler toutes mes activités – musique, livres et films – et mon fils Gaspard, producteur, auteur-compositeur et musicien, avait besoin de la même chose. Murphyland semblait donc un monde évident à créer pour nous deux. Bien sûr, il y avait la chanson originale Murphyland, et c’est maintenant l’hymne national de notre compagnie, de notre pays. Certains fans de Barcelone ont même fabriqué des passeports Murphyland – j’ai le numéro 000001 ou quelque chose comme ça. Mais je ne l’ai pas encore montré à un policier à l’aéroport !
« Nous n’en sommes qu’au début… »
Benzine : Justement, Elliott, comment votre activité d’écriture se combine-t-elle dans tout cela ? Et comment voyez-vous le futur ?
EM : L’écriture de romans est quelque chose que j’ai toujours essayé d’équilibrer avec ma musique, c’est un peu le Yin et le Yang de mon énergie créatrice. Quand j’avais à peine quatorze ans, j’ai écrit une longue nouvelle intitulée Getting Away au sujet d’un jeune enfant qui fuyait de chez lui en ville parce qu’il était frustré par ses leçons de guitare. Cette année, j’ai publié un recueil de nouvelles The Garden City Stories (il est disponible sur Amazon…), et cette première histoire en fait partie, parmi tant d’autres. D’une certaine manière, c’est un livre très similaire à Ricochet. Toutes sortes d’énergies créatrices réunies sous un même toit…
Ce que je vais faire maintenant, aucune idée ! Quand le film Broken Poet, dans lequel j’ai joué et que j’ai écrit, sera enfin sorti, peut-être que cela me conduira dans une nouvelle direction à la fois en termes d’écriture et de musique. La musique n’est plus seulement une question de savoir organiser des sons : c’est devenu très visuel, et nous n’en sommes qu’au début. Peut-être que dans l’avenir, l’Art sera une chose qui combinera tout ce qui l’a précédé : musique, littérature, poésie, peinture, sculpture et films, et nous appellerons ça autrement…
Et les livres d’histoire parleront d’une ancienne civilisation qui avait un dieu, nommé Rock’n’Roll : Murphyland…
Benzine : Merci, Elliott, on se revoit donc en mars prochain au New Morning !
Propos recueillis par Eric Debarnot