2 livres et 199 albums pour redécouvrir la Soul et le Funk

La plupart des gens ont toujours eu tendance à désigner simplement comme Soul/Funk les musiques afro-américaines dont l’intensité vocale ou les rythmes groovy nous ramenait à une époque sans smartphone et dans laquelle la musique était un vrai mode de communication. Ces deux cousins germains issus du même arbre généalogique que sont la Soul et le Funk ont pourtant deux identités distinctes dont les histoires ont commencées de l’autre côté de l’Atlantique il y a plus de 50 ans et continuent de s’écrire en 2019 grâce à des artistes comme Lee Fields, Cody Chesnutt, Raphael Saadiq

credit : Heinrich Klaffs – wikimedia

Pour résumer on peut dire qu’au début était le Gospel, le Blues, le Jazz, le Rythm’n’ Blues, des musiques du cœur et de l’âme, servant à exprimer les malheurs, puis les revendications du peuple noir au sein d’une Amérique blanche pas encore prête à partager ses richesses. Au fil du temps ces musiques se sont popularisées grâce au travail de nombreux et souvent éphémères labels régionaux qui les ont encadrées et propulsées dans les charts US, certains de ces labels réussissant même à avoir une ampleur nationale, puis internationale comme Motown, Stax ou Atlantic. Le peuple afro-américain s’est ainsi trouvé de nouveaux héros pour accompagner leurs revendications politiques et sociales avec des artistes revisitant sans cesse leur musique pour la faire évoluer au gré des époques jusqu’à nos jours et pour encore certainement très longtemps.

move on up le mot et le reste Le premier de ces ouvrages est  Move On Up – La Soul en 100 disques de Nicolas Rogès, un jeune auteur fan de Hip-Hop et qui est venu à la Soul à travers les samples des rappeurs US. Passionné par ce qu’il découvre il se met à écrire des chroniques musicales sur les sites Neo Boto, Buggin, Fonkadelica… Il a une approche très axée sur l’aspect historique, avec notamment 80 pages d’introduction ou il est question de singles, de labels, de producteurs, de talents, de succès, de faillites et de l’envers du décor de la scène Soul Américaine.

Le second ouvrage est On The One – L’Histoire du Funk en 100 albums de Belkacem Meziane, un saxophoniste professionnel, conférencier (Les Conférences Musicales de Belkacem), chroniqueur pour le magazine Soul Bag et la New Morning Radio et qui a une approche un peu plus technique et une admiration pour les nombreux musiciens renommés, mais aussi ceux cachés dans l’ombre des géants et qui ont tous contribué à faire vivre le Funk.

On y apprend beaucoup d’anecdotes comme par exemple que dans les années 60 le jeune Jimi Hendrix a joué avec les Isley Brothers, Ike Turner, … avant de quitter les USA pour Londres et d’y connaitre le succès que l’on connait, et ce quelques années avant qu’Eric Burdon, le leader du groupe blues/rock anglais The Animals fasse le chemin inverse pour une nouvelle vie musicale en cofondant le groupe de funk WAR.

on the one le mot et le resteOn y découvrira l’histoire des Supremes avant l’éclosion de Diana Ross, des Temptations, d’Otis Redding, Sam Cooke, Aretha Franklin, Barry White, Ray Charles, Donny Hathaway, Marvin gaye, Earth Wind &Fire, Isaac Hayes, George Clinton, James Brown, la grande famille Jackson, Prince …

Tous ces artistes sont présentés à travers une sélection de 100 disques. L’histoire de chaque album est racontée et l’on vous propose à la fin d’autres artistes ou albums proches stylistiquement.

C’est une vraie mine d’or pour tous les amateurs avides de connaissance musicale, et même si vous pensez en savoir déjà beaucoup, vous en apprendrez encore plus.

Plusieurs chanteurs ou groupes figurent dans les 2 livres, et ils ont même 1 album en commun, preuve de la proximité de ces 2 styles musicaux. Mais pour savoir lequel il vous faudra les lire car comme dans tout bon livre il faut aller au bout pour en comprendre correctement l’histoire.

Et comme la musique est aussi une histoire de partage, on a eu l’occasion de réunir les 2 auteurs,  Nicolas Rogès et Belkacem Meziane, pour leur poser quelques questions :

BENZINE  : Pour commencer une question simple : qu’est-ce qui différencie la Soul du Funk ?

Nicolas Rogès : Franchement c’est une question difficile. D’ailleurs, Belkacem et moi avons quelques artistes en commun dans notre sélection d’albums. Plusieurs fois quand j’écrivais le bouquin je me suis demandé si l’album que je souhaitais inclure était de la Soul ou du Funk. Notamment quand j’ai voulu mettre un album de Sharon Jones & The Dap Kings. J’ai choisi 100 Days, 100 Nights car il y avait selon moi une plus grande emphase sur les parties vocales, et moins sur le rythme.
Les frontières sont très minces pour beaucoup de personnes, d’ailleurs quand tu vas chez un disquaire il y a souvent un rayon Funk/Soul et pas des rayons séparés. Après on en revient toujours aux mêmes débats selon moi, on aime souvent coller des étiquettes aux chansons que l’on écoute. Si l’on va par-là, la Soul n’existe pas en tant que genre musical d’ailleurs. C’est quelque chose qui est né d’un contexte social et pas vraiment d’un mouvement sonore. C’est un terme indéfinissable, presque symbolique. Comment le différencier d’un autre genre musical dans ce contexte ?

Ça me fait penser à une discussion que j’ai eue avec un gars qui travaille sur un documentaire sur Marvin Gaye et le procès qui a opposé ses ayants-droits avec Pharrell Williams et Robin Thicke qui ont repris les éléments de Got To Give It Up pour faire Blurred Lines. Pour lui le cœur du procès résidait dans le fait que Marvin était un monstre sacré d’un genre sacré, la Soul, une musique indéfinissable et donc intouchable. J’ai trouvé cela hyper intéressant comme manière de voir les choses. Pour moi la différence entre la Soul et le Funk est donc une question de feeling, de voix qui s’opposent à un rythme plus brut et rudimentaire.

The Temptations wikimedia

Belkacem Meziane : Déjà la Soul et le Funk se distinguent historiquement car la Soul a précédé le Funk de presque 10 ans. Elle est la fille du R&B originel et du Gospel avec des touches de Country. Le Funk arrive ensuite avec ce bagage auquel il ajoute le Jazz avec une part de Rock indéniable.
Ensuite ce sont dans les termes, la Soul c’est l’âme donc un terme religieux qui correspond bien à l’époque ou la religion aide le combat politique. Le Funk lui est un terme « vulgaire » qui renvoie au sexe et donc plus en lien avec le Blues et la musique du diable !
La Soul se conçoit en chansons et le funk en termes de groove, de rythme, d’interactions qui rappellent les improvisations du Jazz.
La frontière est mince pour certains artistes, mais elle est très claire pour d’autres. Mais tous utilisent le background musical historique du Blues et du Gospel pour évoluer.
En termes de business la Soul a été créée par des labels avec une identité et un son comme Motown ou Stax. Le Funk est plus lié à des individualités fortes ou des logiques de groupes. La Soul a pour intention de charmer l’oreille et le cœur, alors que le Funk a clairement pour objectif de faire danser et a aussi une dominante sexuelle forte. Mais comme l’a dit Nicolas, la frontière est parfois difficile à trouver, en tous cas pour les 70’s.

Nicolas : Je suis d’accord avec Belkacem, mais quand tu prends certains albums de Stax considérés quasiment tous comme de la Soul, tu as cette alliance entre voix Gospel, R&B originel très influencé par le Blues, et mise en avant du rythme avec improvisations … Pour moi c’est l’exemple que Soul et Funk se mélangent parfois tellement qu’il peut être compliqué de dire qu’il y a des scissions évidentes de style.

https://youtu.be/OyjB_0s5wPI

Comme beaucoup de gens nés dans les années 70, j’ai grandi au son d’Earth Wind & Fire, Kool & The Gang, Barry White, Rick James … mais mon premier vrai coup de cœur ce fut après avoir entendu Candi Staton.  Et vous qui est-ce qui vous a fait devenir accro à cet univers ?

 

james brown wikimedia
James Brown – 1973 – wikimedia

Nicolas : Né en 1991, la musique de ma génération est le Rap, et j’ai commencé par écouter sans me poser de questions. Mon père étant un grand amateur de musique, il écoutait plein de choses chez moi, mais n’a jamais accroché au Rap. Il me faisait toujours découvrir de nouveaux artistes, la plupart liés au Rock, jusqu’au jour où il m’a donné une compilation d’Otis Redding. Je devais avoir 12/13 ans. Je me souviendrai toute ma vie de la première fois que j’ai entendu cette voix incroyable sortir des enceintes. Cela a changé ma vie, je crois que je n’avais rien entendu de semblable. A partir de ce moment-là j’ai été obsédé par la Soul, et tout ce qui se rapproche de la Soul Sudiste plus particulièrement.

Belkacem : Alors moi je suis vieux, je suis né en 1974 ! J’ai grandi en banlieue parisienne dans une famille d’origine maghrébine et la musique que tout le monde écoutait était le Funk, la Soul, donc Barry White, James Brown et tous ceux que tu cites. Dès l’âge de 6/7 ans ces noms m’étaient familiers mais bien sûr en grandissant j’ai découvert beaucoup d’artistes majeurs qu’on écoutait moins. Par contre moi c’est Prince qui a été le déclencheur de ma curiosité et c’est grâce à lui que je suis arrivé à Jimi Hendrix, George Clinton, Sly Stone ou Miles Davis.

Vous vous souvenez du premier disque acheté avec votre propre argent ?

Nicolas : Mon premier disque ça doit être Nellyville du rappeur Nelly. On peut le considérer comme has-been aujourd’hui mais je ne renierai jamais ça dans la mesure où cela m’a permis de découvrir le Rap, qui m’a amené ensuite à la Soul. En Soul il me semble que ce devait être Otis Blue d’Otis Redding. C’est vraiment le chanteur de Soul avec qui tout a débuté pour moi.

Belkacem : Moi j’avais acheté des maxi du label Prelude dans un magasin qui les soldaient 10 francs, et c’était avec mes premiers deniers gagnés au marché (j’avais 13/14 ans). C’est au même moment que j’ai acheté Parade de Prince, vers 1986/87, car j’étais déjà tombé malade de sa musique.

On entend souvent parler de groove, Belkacem, toi le musicien, tu peux nous expliquer ce que c’est que le groove ?

Belkacem : Le groove c’est l’imbrication entre des éléments rythmiques, mélodiques et harmoniques, c’est-à-dire des cellules répétées qui prennent leur place dans une organisation rationnelle à la base, et qui échappent ensuite à cette rationalité quand ce sont des humains qui les reproduisent en live. Le groove c’est la force qui fait avancer un morceau et qui réunit les musiciens. On part d’une boucle répétitive et celle-ci se transforme en véritable discussion qui débouche sur l’envie de danser. On peut ajouter que le groove ne concerne pas que le Funk, AC/DC, Led Zeppelin, Red Hot Chili Peppers, Nerd, Bruno Mars …, tout cela groove aussi, et dans la Soul pas besoin de préciser que les MG’s, les Funk Brothers ou les Meters groovent à mort !

Quel artiste ou groupe français actuel perpétue selon vous le mieux cet esprit du groove ?

Belkacem : Depuis les années 90 toute la scène qui gravite autour de la Malka Family et Juan Rozoff sont les détenteurs de ce groove. Gréements de Fortune, Horndogz… mais aussi des groupes comme Electro Deluxe, Headbangers, Headshakers, Soyouzz, Big Hustle, Hocus Pocus, Malted Milk … dans des inspirations plus Jazz, Blues ou Hip-Hop en sont les garants français actuels.

Nicolas : J’ai beaucoup aimé le dernier disque des Malted Milk, je trouve qu’ils arrivent à mélanger plein d’influences et c’est super sympa. Electro Deluxe fait des trucs très cool aussi, même si je n’écoute pas beaucoup. Sinon j’ai découvert à Montréal un groupe francophone excellent, The Brooks, que je vous invite à découvrir si vous ne connaissez pas.
Je profite du sujet pour mettre en avant le travail de Fabrice Garcia au Saint-Paul Soul Jazz Festival dans la petite ville de Saint-Paul, qui monte tous les ans un festival absolument génial de Soul/Funk/Gospel et qui invite régulièrement des artistes français. Son festival s’est imposé comme une référence mondiale et c’est le fruit d’un travail passionné qu’il faut mettre en avant pour faire rayonner la scène Soul/Funk de chez nous.

Marvin Gaye 1966 © Edward Bailey

Nicolas, tu es venu à la soul à travers les artistes de hip-hop qui puisaient dans ce vivier musical pour concevoir leurs musiques, tu aurais dans ta sélection de 100 albums des morceaux à nous citer qui ont servi à fabriquer des tubes hip-hop ?

Nicolas : Instinctivement je pense à Share What You Got, Keep What You Need des Modulations et qui a été samplé par Common sur It’s Your World. A Is It Because I’m Black de Syl Johnson qui a servi au Hollow Bones du Wu Tang Clan, à Move On Up de Curtis Mayfield qui a été samplé par Kanye West sur Touch The Sky, à Inner City Blues de Marvin Gaye samplé par The D.O.C sur The Formula
La musique noire ne cesse de s’auto alimenter, c’est beau à voir et ça permet à un genre comme la Soul d’accéder à une forme d’éternité, et à des générations différentes de la découvrir à chaque fois sous des formes différentes. Des groupes de Rap de la Côte Est des années 90 doivent beaucoup à la Soul. Un gars comme RZA et plus récemment Kanye West, deux grands artistes, ont basé leurs débuts de carrière sur des samples obscurs de Soul et continuent d’en utiliser.

On se rend compte à la lecture de vos livres que le jazz, le blues, le rock et même la pop et le psychédélisme ont eu une influence importante sur la soul et le funk. Selon vous quelle influence la soul et le funk ont sur les musiques actuelles ?

Nicolas : Récemment, on a vu l’émergence d’artistes comme Bryson Tiller, Summer Walker, Mahalia, Jorja Smith…, ils font une musique assez différentes de celles des Chris Brown, Tyrese, Tank, Avant, R.Kelly et autres tauliers de la scène R&B contemporaine. Ils reviennent à un son plus organique, simplifié, avec une vraie mise en avant des parties vocales qui rappelle la Soul des années 60, comme un retour vers les origines. C’est intéressant à voir je trouve, on ressent clairement l’influence d’une Soul dépouillée.
De même dans la scène Rap underground des environs de New York, à Buffalo, des gars comme Conway ou Westside Gunn qui ont un sacré buzz en ce moment basent quasiment tous leurs sons sur des boucles de Soul. C’est le socle de leur musique et c’est beau de voir qu’elle a énormément de succès, ça montre que la Soul peut servir de point de départ à des genres totalement différents, sans sonner anachronique. Roc Marciano fait beaucoup ça aussi.

Belkacem : Alors par rapport au Funk, on peut dire qu’il a accompagné l’évolution de la Dance Music, et reste une source primordiale. Disco, House, New Jack Swing, R&B, Dance, Hip-Hop, Electro, French Touch…, toutes ces musiques ont un ancrage fort dans le Funk. Le sample a été très important dans le Hip-Hop et Zapp, George Clinton ou Kool & The Gang ont fourni la majorité des samples du Hip-Hop à une époque, sans compter James Brown. Le Funk est vivant dans les carrières d’artistes aussi différents que Janelle Monae, Justin Timberlake ou Pharell Williams.

Quel est votre album soul/funk coup de cœur de 2019 ?

Nicolas : J’ai bien aimé Green Balloon de Tank & The Bangas, l’album n’est pas parfait mais il part dans tous les sens comme un patchwork de 100 ans de musique noire. C’est délirant, parfois profond, et en concert c’est hallucinant. J’adore leur énergie, et cela se retranscrit sur disque, c’est très divertissant et bien foutu.

Belkacem : Moi j’ai bien aimé Made In Pieces de Pieces Of A Man, un côté Nu-Soul Electro avec une nostalgie Soul 70’s évidente.

Nicolas : Black Pumas m’a aussi mis une énorme claque.

Quel album conseilleriez-vous pour un premier rendez-vous amoureux ?

Nicolas : You Got My Mind Messed de James Carr, la quintessence de la Soul pour moi ! Il y a tout là-dessus, la chanson titre est splendide.

Belkacem : Un album de Prince, genre Lovesexy, ou quand même il y a l’amour mais aussi le sexe.

Quels sont vos projets pour 2020 ?

Nicolas : Mon premier roman devrait sortir vers le milieu de l’année, à peu près en même temps qu’un bouquin sur Kendrick lamar et son label TDE.

Belkacem : Moi je vais me concentrer sur ma musique, travailler mon saxophone et me remettre à la composition, chose que j’ai peu travaillé ces 10 dernières années.

texte et interview : Arnold PIJOT

Move On Up – La Soul en 100 disques de Nicolas Rogès
Editions Le Mot Et Le Reste
293 pages – 22 euros
Date de parution : Mai 2018

On The One – L’Histoire du Funk en 100 albums de Belkacem Meziane
Editions Le Mot Et Le Reste
241 pages – 20 euros
Date de parution : Mai 2019