Et voilà que se répète pour ce Sorry We Missed You le même scénario que pour le précédent film de Ken Loach : il y a ceux qui déplorent que le militantisme passe avant le Cinéma, et ceux qui jugent que l’état de notre monde fait que la démarche d’un Loach est essentielle. Et ce clivage se retrouve même à la rédaction de Benzine !
POUR : « Le cinéma de Ken Loach est plus que jamais nécessaire. »
2019 : Ken Loach tourne encore, à plus de 80 ans, des films qui n’ont plus tout à fait ni la flamme ni le brio de ceux de ses meilleures années, et qui sont désormais reçus avec un peu d’irritation par la critique. Car Loach est resté fidèle à sa foi en un prolétariat sombrant de plus en plus dans la pauvreté, mais surtout privé de parole comme d’image, tant dans les médias « officiels » que dans les Arts. En 2019, le temps des idéologies et de la lutte des classes est loin derrière nous. Même si l’on mange de moins en moins à sa faim dans l’Angleterre du Brexit, la pire crise que l’on puisse avoir avec ses enfants survient quand on les prive de leur téléphone. La classe ouvrière a disparu avec le travail « organisé », et tout le monde est encouragé à être autoentrepreneur, comme les « premiers de cordée »… Histoire de s’endetter encore plus et d’oublier que la protection de l’État a depuis longtemps été réduite à une peau de chagrin…
Donc Ken a la rage, et, fait nouveau, plus guère d’espoir en son peuple. Plus de drapeaux rouges, plus de solidarité. On s’occupe de nos vieux comme on peut, parce qu’on imagine bien que quand notre tour viendra de nous pisser dessus, on sera encore plus tous seuls. On se hait entre voisins, on se déchire entre co-esclaves de la Nouvelle Economie. Dans « Sorry We Missed You« , il n’y a même plus les grands moments de rire et de fête qui pouvaient rassurer jusque là dans les films de Loach. La cellule familiale n’est plus un refuge, et les enfants espèrent la nuit dans leur lit que tout pourra redevenir comme avant. Avant quoi ? On ne sait pas bien. On a oublié. Et Ken Loach aussi.
Ne reste à l’écran que l’illusion du travail qui n’est plus du travail, du rôle de père qui ne sert plus à rien, de l’amour à inscrire sur notre « to do list ». C’est accablant et ça n’a pas de fin : la gueule fracassée, les poings sanglants, on essaie encore de croire qu’on peut rester honnête et on retourne au boulot. L’écran devient noir. Il n’y a plus d’espoir.
Mieux qu’un cours d’économie ou qu’un discours sur les ravages du capitalisme, il y a les films de Ken Loach. A 82 ans, le cinéaste anglais n’a rien perdu de sa lucidité et reste plus que jamais un témoin important de notre époque. Il nous livre une nouvelle démonstration des ravages du libéralisme. A travers le portrait d’une famille en difficulté, il pointe du doigt l’ubérisation de nos sociétés. Il raconte de manière toujours aussi claire et didactique comment ces nouvelles formes de travail deviennent plus que jamais aliénantes pour les hommes et femmes d’aujourd’hui, pris dans un système destructeur pour eux et leurs familles.
Une démonstration – que certains trouveront, comme toujours, un peu lourde – incarnée en partie par ce responsable d’une plateforme de livraison de colis dont le discours (dans la scène d’embauche du père au début du film notamment) est un parfait résumé de comme fonctionne ce type d’esclavage moderne, où l’humain est réduit à une machine corvéable à merci.
Le cinéma de Ken Loach et plus que jamais nécessaire. Du cinéma « engagé » comme plus personne n’en fait.
Benoît Richard et Eric Debarnot
CONTRE : « l’ignominie à dénoncer ne justifie pas la grossièreté des procédés. »
Avoir un regard critique sur Ken Loach, ou sur un film à dimension sociale entraîne toujours quelques confusions. Il est évident qu’il faut dissocier le créateur de son sujet, et que reprocher au premier des maladresses ne revient à pas à afficher de la condescendance face au second. Les précautions oratoires étant prises (qui valent aussi, et finalement surtout, pour la colère à l’endroit de sa palme d’or précédente, Moi, Daniel Blake), force est de reconnaître de la ténacité, une rage toujours intacte et un cinéma nécessaire chez Loach, qui annonce régulièrement sa retraite, jusqu’ici toujours interrompue par un authentique sursaut d’indignation.
Le voici qui s’attaque à la dérive très contemporaine de la fameuse ubérisation du travail, notamment à la faveur d’une terrible exposition durant laquelle l’employeur explique au protagoniste qu’il n’est pas un salarié, mais un collaborateur, déguisant sous une novlangue perfide toutes les conditions de son exploitation, où il devra faire plus sans aucun engagement de la boîte qui l’exploitera.
Dans ce portrait à charge du nouvel esclavage qui ose se présenter comme une évolution où tout le monde serait gagnant, Loach excelle, et le film devrait clairement être montré à tous les membres d’Amazon Prime, qui comprendront à quel prix leur colis arrive si rapidement à domicile, et le possible manque de sympathie des livreurs. L’urgence constante, la promesse d’un gain supplémentaire supposant un engagement déraisonnable sont traités avec pertinence, jusque dans l’exploration de cette famille de son époque, où le travail d’infirmière à domicile fonctionne sur le même rythme, tandis que les enfants, livrés à eux-mêmes, peuvent aussi prendre la tangente la moins souhaitable. D’autant que le réalisateur sait aussi incarner ses personnages, à la faveur d’un échange entre livreur et client sur le foot, où d’un dîner en famille qui s’adapte aux imprévus d’un job qui ne lâche jamais ceux qui voudraient le faire correctement.
S’il avait résisté à son désir d’enfoncer les clous, Loach aurait pu s’arrêter là, et son film aurait touché au cœur : qualité de l’interprétation, justesse du ton, pertinence du rythme, efficacité de la dénonciation, tout était là. Mais non…
(spoils à prévoir)
Loach (et son fidèle scénariste Paul Laverty) restent fidèles à eux-mêmes, et forcent le trait sans ralentir la cadence : le fils est délinquant, la fille déprime, la mère courage s’use elle aussi à rendre trop service, le système qu’on savait déjà ignoble devient l’empire du mal, le faisant passer d’employé du mois à mouton noir, et les avanies se multiplient, avec accidents, coups et blessures, dettes, épuisement, twist franchement putassier (gnan gnan gnan, en fait c’est pas mon méchant fils qui avait pris mes clés…) etc., et madame qui refait une grande sortie dans le service public calquée sur celle de Moi, Daniel Blake, et le naturalisme d’envahir l’épilogue pour faire d’un bouteille destinée aux besoins pressants, présentée au départ, un fusil de Tchekhov on ne peut plus discutable, rendant méchant au point d’être tenté d’affirmer que le film est terminé à la pisse.
Anticipons les commentaires : l’ignominie à dénoncer justifierait donc la grossièreté des procédés ? Non.
S’il ne s’agit bien évidemment pas de remettre en cause la sincérité dans la démarche du cinéaste, difficile de ne pas se sentir pris en otage d’une surenchère tout à fait dispensable, qui table sur le misérabilisme pour ratisser plus large dans le pathos, et qui, au mieux, prend les spectateurs pour des moutons qu’il faut éduquer par l’indignation la plus poussive, au pire, se complaît dans un sadisme pour le moins discutable.
Si l’on souhaite alerter sur la dérive d’un phénomène réel, qu’on présente comme le lot quotidien d’un grand nombre de travailleurs, le transformer en fait-divers réduit considérablement le propos. C’est certes sacrifier aux lois du récit, qui exige une forme presque cathartique pour que son exemplarité puisse toucher le plus grand nombre, mais on peut, en 2019, faire fi de siècles de tradition pour pouvoir prendre en compte d’une manière plus subtile l’intelligence du spectateur.
Car, quoi qu’on puisse en dire, voir les coutures et l’extraction au forceps de notre empathie n’a jamais contribué à l’accroître.
Sergent Pepper