En septembre dernier, tel un improbable phénix, Doctors of Madness, immense groupe méconnu de la fin des 70’s, renaissait de ses cendres avec Dark Times, un grand album, plein de colère, un appel à la révolte qu’il serait bon de ne pas ignorer, cette fois.
Le soir du 26 janvier 1977, nous étions au Bataclan pour juger sur pièce d’un groupe pour le moins étrange, Doctors of Madness, qui venait juste de publier deux albums étonnants, Late Night Movies, All Night Brainstorms et Figments of Emancipation, deux albums acclamés par nos journaux favoris de l’époque. Nous y vécûmes le premier choc esthétique – et émotionnel, oh que oui ! – de notre vie d’amoureux de musique live : Richard (Kid) Strange, le géant aux cheveux bleus, et sa bande nous consolèrent en une heure et demie d’avoir loupé à la fois le suicide de Ziggy et la naissance de Roxy, pas moins. Après seulement un troisième album, qui manqua lui aussi le coche du succès – pas assez punk, trop lyrique -, le groupe des extra-terrestres de Brixton disparut corps et bien. Mais laissa dans nos mémoires le souvenir intact d’une irradiation d’autant plus exemplaire qu’elle fut brève et secrète.
41 ans de silence plus tard – miracle ou horreur ? – sort un nouvel album portant le nom de Doctors of Madness, et c’est avec la même appréhension qu’on avait assisté à la reformation du Velvet Underground en 93 que nous le posons sur notre platine : dû au seul Richard Strange, ressortissant comme un diable de la boîte où il s’était caché tout ce temps, qu’est-ce que ce Dark Times a donc à voir avec ce glorieux fantôme ? Eh bien, dès le saisissant So Many Ways en intro, on peut répondre : tout !
Dark Times, c’est bien Doctors of Madness – ambition musicale, préoccupations existentielles et rage romantique inchangées – qui est là à nouveau. Un Doctors of Madness qui ne comporte, hormis Strange, aucun autre membre originel du groupe, un Doctors of Madness à demi-japonais (deux musiciens du groupe Sister Paul…), mais sans aucun doute toujours le même Doctors of Madness que nous avons tant aimé… Qui n’est pas resté figé dans son passé proto-punk et post-prog comme on pouvait le craindre, mais qui nous revient totalement en phase avec son époque, avec ces temps qui sont si sombres désormais…
Car la première grande, grande qualité de Dark Times, c’est bien de nous offrir l’illusion que le groupe n’a jamais disparu, mais a vécu à nos côtés pendant ces 40 ans, qu’il a publié une vingtaine d’albums au fil des années : pas des retrouvailles émues, non, juste une évidente continuité, la suite logique des contes d’antan sur des vies ordinaires et des rêves grandioses gâchés par une société (déjà alors…) aliénante. La voix, grandiose, le chant, menaçant (quelqu’un nous a dit : tiens, on dirait Nick Cave… alors qu’on y entend, nous, plutôt Bowie…), les phrases, définitives, tranchantes, les mélodies, impeccables, oui, tout est là : le nom de Doctors of Madness n’est pas usurpé, l’histoire continue. C’est juste que Strange a rajouté la juste dose de « funk » dans son brouet de sorcier, qu’il a durci le ton, qu’il est pleinement de son temps, un temps qu’il vomit aujourd’hui avec autant de rage qu’alors… Et qu’il n’a, heureusement, pas la naïveté de croire que rien n’aurait changé depuis l’époque où il faisait exploser un robot sur la scène du Bataclan.
Make it Stop! est enthousiasmant de combativité, porté par la colère de Strange et par un motif incendiaire à la guitare. Sour Hour et Blood Brother raviront les nostalgiques, tant ils sonnent de manière intemporelle, et auraient pu figurer sur le premier album du groupe. Walk of Shame, stupéfiant, sonne comme un inédit du Scary Monsters de Bowie. This is How We Die prouve que Strange sait, au-delà de la colère qui l’anime, prendre du recul et se pencher sur le « sens de la vie », privilège de ceux qui ont bien vécu, et chanter tout cela en respectant le format d’une pop song classique. Le long cauchemar final de Dark Times ne ressemble, lui, à rien, mais prouve bien que Strange est revenu parce qu’il avait quelque chose à dire sur notre époque, pas pour cachetonner au Japon, là où son groupe rencontra un certain succès (… même si l’on imagine bien que les Japonais seront les premiers ravis de cette résurrection !) : « Who once dreamed of Camelot and Kennedy and King and now downsize their dreams to Kanye, and Kim and endless bling » ressemble peut-être à l’anathème d’un homme vieillissant contre une société qu’il ne comprend plus, mais cette profonde déception envers un monde qui ressemble chaque jour plus au 1984 de George Orwell, ne la partageons-nous pas tous, quel que soit notre âge ?
2019, le populisme triomphant partout et même outre-Manche, dans la plus vieille démocratie de la planète, le drame des migrants, la destruction accélérée de la planète, la mutation accélérée de l’être humain sous l’effet de l’emballement des technologies, le naufrage intellectuel et moral des réseaux sociaux, le contrôle systématique des individus imposés par des gouvernements qui n’ont plus grand-chose de démocratique… toutes ces choses que Doctors of Madness avait pressenties dans ses albums pré-apocalyptiques fournissent une raison imparable à l’existence de ce Dark Times que nous n’attendions plus. Mais dont nous avions tellement besoin.
Eric Debarnot