Retour du Canadien de Gentilly après le déjà fameux Homemade lemonade sorti en 2018. Le temps passe, l’amour des Etats-Unis reste, pour un nouvel album une fois encore ultra-référencé.
A quelques années de décalage, Jean Felzine avec Mustang, puis aujourd’hui Theo Lawrence amputé d’une partie de ses Hearts, explorent un versant amoureux du rock américain de la fin des fifties, début des sixties. Ils essaient, dans les deux cas, d’établir un pont entre le public indé francophone et les grands paysages américains. Dans les deux cas, avec un succès critique évident mais avec une attente relative du public français adepte du bashing du mode de vie à l’américaine, dont les années 60 sont l’image d’Epinal.
Difficile en effet de faire admettre que les standards sonores et thématiques ultra référencées US peuvent déstabiliser au pays de la Fourme d’Ambert et de la vallée de la Bièvre berceau de Paris sous les doigts et le micro de rejetons nationaux. Enfin du moins pour toute autre personne que les quinquas en santiags à bouts carrés, chemise à carreaux ouverte sur t-shirt Johnny, toux grasse de fumeur, petit jaune et clope vissée au bec.
La comparaison entre les deux artistes imprégnés de l’american way of life s’arrête pourtant là. Les deux se lancent dans le défi de « captivation » du public français mais avec une tactique différente. Les (regrettés ?) Mustang essayaient de glisser ces codes US 50/60 dans le pop/rock et le punk à la française ancré dans les années 2000, par la bande, la voix et le style. Theo Lawrence lui préfère le mimétisme. Et rien ne laisserait présager hormis Petit Coeur ou le titre du morceau Baby let’s go down to Bordeaux que le bonhomme est établi à quelques centaines de mètres du périphérique. Sauce Piquante passe de l’inspiration blues rock de Homemade Lemonade à l’immersion totale dans l’univers qu’il entend apporter au public français.
Theo Lawrence, s’entoure de la moitié de ses Hearts originels, ajoute un guitariste du 33 chipé à The Possums, pour ce nouvel album enregistré entre la Georgie et la France. L’enregistrement est confié en partie à Mark Neill qui opère le son des Black Keys, tant qu’à faire dans l’ultra référençable. Au rock initial de Homemade Lemonade se substitue, au fil de l’album, la country sudiste qu’on appellerait folk si elle était jouée dans le Cantal ou la Bretagne. Theo Lawrence garde le son, l’atmosphère du Sud, la patine des instruments usés sur la route et des cuirs de bar fumés au tabac, éclaboussés de Miller, éclairés aux néons roses. Il gomme la référence immédiatement cow-boy pour ne garder que l’âme sudiste. Quelque part entre Nashville et la Louisiane.
Souvent à l’écoute du disque je penserai au pianiste hollandais de la série Treme, étranger immergé dans une culture qui le passionne et le détruit en même temps… Adelita, Adelita, she wears my wedding ring, I can never love another she’ll grow the devil’s wing en bande son de ce nouveau spin-off. Theo Lawrence tente l’apnée totale dans le Mississippi. Et étrangement ça marche.
Bluffant comme ce disque en devient intemporel. A tel point qu’on finirait par croire que Petit Coeur est une reprise des Yéyés, chipée à Dick Rivers, l’ayant lui même chipée à un standard américain. Et que je me demande parfois pourquoi je n’irais pas plutôt chercher les originaux que la copie française contemporaine : Oh wait, parce que le blues n’est pas ma passion et que je ne fais généralement que survoler ce type de musique. Alors si Theo Lawrence par mimétisme m’amène un condensé de cette musique, en en choisissant pour moi le concentré sans les artifices, pourquoi bouder mon plaisir… Surtout que l’album entier tient sur une face de cassette (laisse c’est un truc de quinquas en santiags).
Si on le prend pour ce qu’il est : un concentré de références country, déplacées aux portes de Paris ; si on ne cherche pas de “pourquoi ce disque”, “pourquoi un artiste français quand il me suffirait de taper le mot-clé Country dans Spotify” , Sauce piquante est un bijou. Il navigue du blues à la folk en passant par la country, et on voyage en pickup jusqu’au Mexique ou en pays Cajun. Les compositions sont propres, le choix des arrangements subtils. L’orfèvre du son derrière la console se limite à sublimer le jeu du groupe. On entend la voix qui vit derrière le micro, les cordes pincées de la guitare et la résonance des caisses en bois de ces six-cordes dans le studio. Pour peu on entendrait presque les amplis à lampe ronronner derrière les riffs sixties. Ça ressemble plus à du Giant Sand ou à du Howie Gelb qu’à du Black Keys.
Sauce piquante est beau comme un voyage dans lequel on s’en mettrait plein les mirettes et les esgourdes. Bien sûr ce n’est pas un voyage initiatique, bien sûr les limites, les codes ne sont ni transcendés ni transgressés. Mais ce disque fait du bien. Tentez-le dans le métro, dans un embouteillage, à la poste quand ça râle à la française. Le dépaysement spatial et temporel est garanti. Rien de plus, rien de moins
Denis Verloes