En 2015, Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero créaient la surprise en reprenant la série Corto Maltese. Ils publient aujourd’hui leur troisième aventure du célèbre héros créé par Hugo Pratt. Benzine les a rencontrés à cette occasion.
Invité par les Éditions Casterman, j’ai rendez-vous à l’Instituto Cervantes de Paris. Les salons sont pavoisés à la gloire de la Seconde République, Franco a enfin été expulsé de son mausolée. Rubén Pellejero (66 ans) et Juan Díaz Canales (46 ans) s’avancent. Ils s’expriment parfaitement en français. Mon téléphone ne veut pas enregistrer, j’ai un cahier et un crayon, je travaillerai à l’ancienne. Je présente Benzine, les félicite pour ce 14e opus et débute.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Rubén Pellejero : C’était il y a une vingtaine d’années pour un festival, grâce à Blacksad (publié en 2000), on a parlé. On est vite devenus amis.
Juan Díaz Canales : C’est ça.
Comment avez-vous connu Corto Maltese ? Est-il aussi célèbre en Espagne qu’en France ?
RP : Oui, mais, il n’est arrivé en Espagne que deux ou trois années après son succès en France. Je travaillais dans une agence de création. Je m’en souviens très bien.
Après une première publication dans Pif Gadget (1970-73), sur une cible enfantine, La Ballade la mer salée est sortie, en album, en France en 1976.
JDC : C’est ça.
Et vous qui êtes plus jeune, comment le découvrez-vous ?
JDC : C’est grâce à mon grand frère. Quand il a quitté la maison familiale, il m’a laissé sa collection de bandes dessinées. J’étais libre de lire ce que je voulais. J’étais adolescent.
Quel âge aviez-vous ?
JDC : Treize ou quatorze ans. J’ai d’abord été choqué par Corto. C’était plus adulte que ce que je lisais habituellement. Puis, j’ai retenté. J’ai débuté avec les histoires courtes, Les Celtiques et Les Éthiopiques. Il y a eu un déclic. J’ai aimé.
Qu’avez-vous aimé ?
JDC : Ce n’était pas exotique.
Pourtant, il voyage ?
JDC : C’est vrai, mais ce n’est pas que de l’exotisme. J’aimais l’aventure, l’intelligence du héros, les conflits idéologiques. Même si je ne comprenais pas tout.
Comme tous les jeunes abonnés de Pif Gadget… Merci à toi, le mystérieux et discret grand frère, nous te devons Blacksad et la renaissance de Corto Maltese. Qui vous a proposé de reprendre Corto ?
JDC : C’est passé par moi. Je connaissais Patricia Zanotti, l’ancienne coloriste de Pratt devenue son ayant droit. C’est l’éditrice de Blacksad en Italie. Elle voulait relancer la série et m’a demandé un scénario. J’ai accepté.
Et après ?
JDC : Patricia m’a proposé de choisir un dessinateur. Je pensais déjà à Ruben, il avait l’expérience des séries d’aventures. Nous avons fait un essai.
RP : J’ai dessiné trois pages.
JDC : Tant que cela ?
RP : Oui.
JDC : Elle a accepté.
Venons-en au Jour de Tarowean… C’est audacieux. Vous déflorez un des plus beaux mythes de la bande dessinée. Pratt entame son premier album en donnant la parole à l’Océan pacifique, en dessinant un prao pirate et en le confiant à Raspoutine. Nous sommes le Jour des Surprises, la Toussaint de l’année 1913. Il ne dévoile son héros qu’en bas de la page 5, mal en point sur son esquif. Nous ne saurons rien de plus. Jamais. Des générations de lecteurs ont tenté de savoir, sans succès. Hugo Pratt vous a-t-il laissé un message ? Vous a-t-il dévoilé son secret ?
JDC, dans un sourire : Non, c’est dommage (Un silence). Il a laissé des indices et des personnages forts, Raspoutine, Cranio, le Moine, mais rien d’autre.
Alors ?
RP : C’est moi qui ai eu envie. Nous en avons beaucoup parlé tous les deux. Corto est crucifié.
Il a les mains attachées…
RP : Non, il est bien crucifié. Le symbole est fort !
D’accord, nous tenons la scène finale. Mais, qu’avez-vous ensuite ? Avez-vous écrit l’histoire à l’envers, à partir de cette fin que nous connaissons tous.
JDC : Non. On est parti d’une autre idée, la légende du martyre de saint Césaire. Puis, on raconte. Je tenais à conserver le côté « romance » de la Ballade, mais je ne pouvais pas utiliser Pandora, alors nous avons créé Sylvia et la Sirène.
[Juan et Ruben aiment les deux jeunes femmes, moi aussi. Nous communions en silence à leur souvenir. Je vais les perdre, je dois rebondir !]
La version noir et blanc est magnifique, pourquoi ajouter de la couleur ?
RP : Je dessine en noir et blanc, mais j’ai déjà, dès ce moment, les couleurs en tête. Je les pose ensuite, aidé par ma fille.
Avec ce tome 15, Corto reprend la mer. Dessiner l’océan pose-t-il un problème ?
RP : Oui, comme le désert, la mer peut être dramatiquement plate. Pour un dessinateur, elle stimule l’imagination. Pratt excelle dans la simplicité : un trait, une tache noire et la mer est là.
Une tache… ou une lune… ou les deux…
RP : C’est Pratt. Remarquez que l’océan peut aussi bouger, il n’est pas toujours pacifique ! Le désert est plus difficile.
Vous offrez une magnifique entrée en scène à Raspoutine, ce « j’aime les chiens » caractérise magnifiquement bien le personnage…
JDC : Le personnage est complexe, nous aimons bien Raspoutine.
Cela se voit… Peut-être trop… En parlant de personnages complexes, vous laissez le crime de la reine impuni ?
JDC : Corto observe, il commente, agit par amitié, jamais en justicier. Cela me surprenait enfant. Je ne le comprenais pas. La reine se défend, on peut la comprendre. Corto ne la juge pas. Moi non plus.
Pareil. Merci infiniment à vous deux et bravo.
Propos recueillis le 6 novembre à Paris par Stéphane de Boysson