L’auteur havrais était de passage à Paris pour présenter son nouvel opus, Le Vagabond des étoiles, une formidable adaptation d’un roman de Jack London. Benzine est allé le rencontrer.
Avec son visage buriné, l’homme a des airs de capitaine au long cours revenant d’un périple à travers les Quarantièmes rugissants. Et au regard de son œuvre traitant largement de l’univers maritime, cela n’a rien d’étonnant… Son regard chaleureux aux couleurs de l’océan exprime la satisfaction du travail accompli ainsi qu’un certain soulagement résultant de l’accueil positif de son Vagabond des étoiles. Avec juste peut-être une pointe d’inquiétude au fond des yeux, car tout n’est pas terminé. La seconde partie du diptyque, dont la sortie est prévue l’an prochain, devrait lui donner encore un peu de pain sur sa planche à dessin… De plus, l’homme est modeste et, malgré l’approbation de son travail par un éminent professeur spécialiste de Jack London, ne semble pas du genre à considérer les louanges d’un jour comme acquises…
Benzine — Bonjour Riff Reb’s. D’où vient ton curieux pseudo ?
Riff Reb’s — Cela vient de mes jeunes années rock’n’roll. Riff pour le riff de guitare, et Reb’s , c’est les rebelles de Blueberry, les sudistes qui n’ont pas voulu se rendre à la fin de la guerre de sécession. Riff Reb’s, ça rentrait un peu dans tous les noms stupides de l’époque du punk… Et puis, il fallait autre chose que mon vrai nom. Mon père, n’ayant jamais voulu que je fasse ce genre de métier , ne méritait pas d’avoir son nom sur mes livres. Je me suis donc choisi un nom pour la vie que je me suis inventée…
Benzine — Je viens de terminer la lecture du Vagabond des étoiles, paru chez Soleil, qui est l’adaptation de la première partie de l’œuvre de Jack London. C’est la seconde fois que tu adaptes un roman de cet écrivain, donc pas besoin de te demander si tu apprécies cet auteur ?
R.R. — En vérité, c’est le livre que je voulais faire avant Le Loup des mers. J’avais donc abandonné un temps mon travail sur Le Vagabond des étoiles pour faire Le Loup des mers, pour des raisons un peu longues à expliquer et un peu personnelles. Le Loup des mers était plus abordable et plus facile à adapter que Le Vagabond des étoiles, extrêmement complexe.
Benzine — Avec cette première partie, tu as vraiment réussi à nous mettre en appétit, et j’avoue attendre la seconde avec impatience… Pour quand est-elle prévue ?
R.R. — Dans un an… A l’heure qu’il est, j’en suis à la page 65 alors que j’en ai cent à faire. Donc ça sera prêt plus tôt que prévu mais à vrai dire c’est plutôt l’éditeur qui choisit, je ne suis pas maître de tout…
“A l’heure des interviews et des premières réactions de lecteurs, je suis rassuré ! Même si en retrouvant ma planche à dessin après-demain, je vais de nouveau avoir le doute qui remonte…”
Benzine — Peux-tu nous parler de ce projet ?
R.R. — C’est un gros projet car c’est un roman de 400 pages que je dois faire en 200 pages pour la BD. Il y a donc du travail pour épurer et arriver à changer de forme. Et puis ce n’est pas rien que d’adapter un auteur aussi impressionnant que Jack London. Quand on étudie un peu sa vie, son travail, on se dit que cet homme était hors dimension. C’était évidemment un être humain, mais cent ans après, on a une autre impression, c’est que ce type était terriblement travailleur et talentueux. Travailler sur de tels textes met une pression conséquente et m’amène un certain poids dont il faut savoir se libérer pour se redonner un sentiment de liberté dans le travail.
Benzine — On voit que par ton dessin hyper expressif tu as brillamment réussi à conserver l’esprit de Jack London et faire ressortir l’âme des personnages de manière assez incroyable. La colorisation est également bien vue, avec ce choix d’utiliser des bichromies différentes en fonction des passages…
R.R. — Il est évidemment pour moi difficile de répondre à un compliment (rires).
Benzine — C’est totalement sincère !
R.R. — Le travail a été évidemment long et complexe, et il n’est pas terminé. J’ai été plus que jamais sous la pression du doute pendant la réalisation et même au moment de la sortie du livre. Mais à l’heure des interviews et des premières réactions de lecteurs — que je ne connais pas, parce qu’on ne peut pas forcément se fier aux gens qui vous aiment déjà (sourire) — , je suis rassuré ! Même si en retrouvant ma planche à dessin après-demain, je vais de nouveau avoir le doute qui remonte…
Benzine — Je précise que mon but n’est pas de rajouter de la pression (rires)…
R.R. — Non, ça va déjà beaucoup mieux de ce point de vue là… Mais il est vrai que j’ai envie de réussir et que mon travail soit à la hauteur des ambitions que je me suis fixées au départ. Par ailleurs, j’ai eu le plaisir de rencontrer Noël Mauberret qui a fait rééditer tout Jack London chez Libretto-Phébus ces dernières années, ce qui représente une cinquantaine de titres, et cet homme-là avait présidé le Comité des amis de Jack London (The Jack London Society, ndr) de Oakland de 2012 à 2014. Lorsqu’on a fait une conférence lors de la sortie de mon adaptation du Loup des mers, j’étais très impressionné parce qu’il est un lettré diplômé, fin connaisseur des civilisations américaines, tandis que moi je n’étais qu’un petit dessinateur de BD dans un milieu littéraire. Ma principale angoisse était de savoir si un dessinateur de BD pouvait discuter avec un professeur de lettres. En fait, depuis cette fameuse conférence, on a sympathisé. Depuis je lui envoie tout ce qui peut être adaptation, de London ou pas, et je me suis empressé, dès que j’ai reçu mon exemplaire, de le lui envoyer. Du coup, j’ai reçu en retour, pas plus tard qu’hier, un mail me disant — un peu comme tu l’as fait — que j’avais réussi à remettre la quintessence du livre de London dans le mien, et là, quel soulagement ! Si j’ai au moins été respectueux de l’œuvre comme en témoigne cet homme, c’est qu’a priori je ne suis pas à côté de la cible. Maintenant, c’est à chacun de juger…
Benzine — J’avoue avoir appris certaines choses sur le supplice de la camisole de force. Tout le monde a entendu parler de la camisole mais pas forcément comme un instrument de torture dans les prisons. A-t-elle vraiment été conçue pour ça ?
R.R. — Il faut savoir que dans cette histoire-là, la camisole n’est pas juste une chemise dans le vrai sens de camisole. C’est plutôt une espèce de sac intégral, ou presque, puisqu’il va des chevilles jusqu’au cou ou aux épaules. Là, on est vraiment saucissonné dans une toile. C’était le cas à l’époque, j’ai retrouvé des documents qui attestent que London n’a rien inventé de ce point de vue là.
Benzine — Cette méthode avait vraiment quelque chose de terrifiant, certains passages de ton livre font froid dans le dos…
R.R. — Oui j’ai vraiment repris la description de London lorsqu’il dit : « Vous avez tous porté un jour une chaussure trop petite, trop serrée, qui ne vous va pas. Sur le coup, dans le magasin, on dit à sa maman que ça va, puis on fait dix pas, et ça commence à être insupportable. Imaginez ça sur le corps entier ! » D’autant plus que comme le personnage est une forte tête et que sa dignité consiste à résister et tenir tête aux matons, il les provoque en leur disant qu’il ne sent rien et leur demande de serrer plus… Donc ce qu’ils faisaient — et qui est expliqué aussi dans le livre —, c’est qu’ils écrasaient les personnes et leur vidaient l’air des poumons pour les serrer au plus près du corps, ce qui les empêchait de respirer. Les victimes étaient ainsi sous-alimentées en oxygène. Le cerveau, lorsqu’il n’a plus d’oxygène, il déraille. Dans cette histoire, on ne sait pas très bien s’il fait réellement tous ces voyages ou s’ils sont simplement dus à la torture à laquelle il est soumis… En même temps, ce n’est pas le sujet de London, mais ça laisse supposer que lors de ces séquences plus ou moins fantastiques surviennent peut-être des phénomènes purement physiques…
“Jack London a vite compris qu’il fallait plutôt se rebeller contre son patron que d’attendre que Jésus vienne te sauver”
Benzine — Justement j’allais y venir… parce que ce roman se situe un peu aux frontières du fantastique…
R.R. — Ce qui n’est pas typiquement du London, car il ne fait jamais ça… et là, il parle de réincarnation, de croyances, alors que, étant un marxiste matérialiste, il ne croit pas une seconde en l’existence d’un dieu, ni que l’esprit puisse survivre au corps…
Benzine — Ce qui est d’autant plus surprenant…
R.R. — Oui, pour lui, esprit et corps sont unis par la matière et disparaissent en même temps.
Benzine — Comment a-t-il pu dans ce cas rédiger un tel roman ?
R.R. — Ce qui lui a plu d’un point de vue romanesque, c’est de partir de l’idée que l’on puisse sortir de son corps et se projeter dans d’autres vies.
Benzine — On est en plein dans le bouddhisme, là ?
R.R. — Tout à fait. En revanche, il est né dans un milieu où sa mère était très versée dans la religion, prête à croire le premier qui frappait à sa porte pour lui vendre une bible quelconque… Et dans sa jeunesse, ayant été confronté à la misère et fréquenté le sous-prolétariat, il a vite compris que ça ne servait pas à grand-chose de prier dieu pour moins souffrir au travail, et qu’il fallait plutôt se rebeller contre son patron que d’attendre que Jésus vienne te sauver. Il a donc pris parti sur d’autres bases. Mais quand il a fait ce livre, le principe l’amusait, et du coup, après en avoir envoyé un exemplaire à sa mère, il lui déclara : « Maman pour une fois, je vais dans ton sens, mais crois bien que pas une seconde je n’y crois moi-même ». C’est donc là un plaisir de romancier pur. De toute façon, London est bourré de contradictions, dans sa vie, son histoire, ses écrits… Il passe du plus grand humanisme à des phases plus racistes voire fascistes. C’est un homme qui se questionne, et le fait qu’il soit sorti d’un milieu prolétaire le conduisait à défendre les pauvres mais en même temps, sa seule crainte, c’était d’y retourner… il fallait qu’il réussisse dans la littérature pour ne pas retourner à l’usine. Ce sont les contradictions d’une vie.
Benzine — Les contradictions d’un homme, tout simplement…
R.R. — Oui et selon moi, c’est ce qui le rend forcément très intéressant.
Benzine — On voit bien qu’à travers tes récits, tu es plus intéressé par les personnages et que l’histoire apparaît plus secondaire.
R.R. — L’histoire n’est qu’un support… A ce titre, pourquoi ferais-je un album sur les prisons ? Qui a envie de dessiner une cellule à longueur d’album ? Et malgré tout, c’est un terrain d’envol fantastique pour tout ce qui va se passer… Plus mon personnage est contraint à l’isolement, au noir et à la solitude, plus le moment où il va sortir de son corps pour atterrir dans un décor de western, dans des grands espaces, vivre des duels de cape et d’épée en costumes etc., va survenir de façon puissante…
Benzine — Le scénario est absolument incroyable en effet…
R.R. — L’intérêt était pour moi de mettre en valeur les contrastes créés par cette histoire.
Benzine — Lorsque ce diptyque sera terminé, as-tu déjà planifié une autre adaptation ?
R.R. — Oui, j’ai déjà demandé des droits d’adaptation pour des romans récents, ce que je n’ai pas eu à faire pour London, ses œuvres étant libres de droits… En fait, avant de faire Le Vagabond des étoiles, je voulais faire un western d’après un livre que j’avais beaucoup aimé, Les Frères Sisters, mais je n’ai pas obtenu les droits. Jacques Audiard les a obtenus entretemps, il a fait son film. Quant à moi, au vu des problèmes que me posaient l’éditeur et l’auteur, j’ai abandonné et me suis ainsi consacré au Vagabond des étoiles. J’ai demandé les droits pour un autre roman — je ne vais peut-être pas en parler maintenant parce que c’est encore loin, mais c’est un roman américain TRÈS NOIR (rires), également historique — ça ne m’intéresse pas beaucoup de représenter le monde actuel moderne. Ça sera assez étrange, on sera plus proche du Tambour que d’autre chose…
Benzine — En ce qui me concerne, je n’aurai qu’un seul mot, le noir te va très bien ! Quoi qu’il en soit, on a hâte de voir où va nous emmener ce Vagabond…
Propos recueillis par Laurent Proudhon le 16 octobre 2019 à Paris