Entre témoignage et littérature, l’auteure belge Myriam Leroy conte le récit singulier, questionnant, d’une journaliste aux prises avec un harceleur numérique.
De l’écrivaine Myriam Leroy je ne savais pas grand chose. A peine plus, d’ailleurs, que de la chroniqueuse télé pour une chaîne cryptée française, exerçant à un horaire où je ne regarde pas la télé. Pour moi, elle était surtout My L la journaliste qui signait des critiques dans le supplément Focus du Vif que mes parents me ramenaient inlassablement du royaume depuis mon expatriation.
J’ai su, parce que le web des Belges francophones est une constellation de microcosmes, que Myriam Leroy avait quitté Twitter et Facebook suite à la répétition de propos odieux proférés à son encontre par une meute comme les réseaux sociaux en biberonnent un paquet depuis la seconde décennie du siècle.
Et, du haut de mon expertise masculine des internets 2.0 je concluais, à la lecture du post Facebook d’une connaissance journaliste qui glosait avec colère cette décision d’abandon prise à contre-coeur : « allez encore quelqu’un qui n’est pas assez bétonnée pour résister aux trolls« .
C’était du temps des internets d’avant. Celui où un homme, comme moi, pouvait encore s’imaginer que la bataille pour l’égalité des sexes et celle de la non différenciation genrée face aux armées de trolls était achevée. Certes il fallait du courage pour résister à un propos dénigrant, mais j’imaginais encore qu’une jeune femme brillante et jolie partait à égalité dans la bagarre testostéronée contre les enfoirés du web. Seulement voilà, depuis il y a eu #metoo et des récits où un « non » aurait eu comme le sens de « oui peut-être en insistant un peu »… Depuis on a découvert que certains “raids” antiféministes pouvaient être ourdis dans les subs d’un forum dédié au jeu vidéo; depuis, on a appris que se moquer en meute tout en restant planqué derrière un clavier, pouvait avoir l’effet dévastateur d’un harcèlement scolaire. Mais aussi que dans ce genre de harcèlement là, on attaque quand même souvent les femmes sur leur physique ou leur sexualité. Depuis, en gros, on ne peut plus se laisser bercer d’illusion.
Quand est sorti les yeux rouges je crois que j’y cherchais surtout un témoignage. Pourtant, ce serait mesquin de réduire le roman à sa seule vertu d’illustration. Myriam Leroy y fait totalement oeuvre d’écrivaine et non de reporter. Elle pétrit la pâte du vécu, elle s’en nourrit, pour donner à lire un roman qui adresse l’universalité. Les yeux rouges n’est pas l’histoire du harcèlement méthodique vécu par la personnalité publique – et qui a abouti le 15 octobre dernier au renvoi en correctionnelle de son auteur présumé – . Non.
C’est la tentative adroite d’une auteure de placer le lecteur façon “ first person shooter”, en vue subjective face à tous les ressentis par lesquels passe une victime dans ce genre de situation: face à tous les stades de l’injure et de la sensation d’effroi, face au sentiment d’isolement total du vécu de victime. Leroy implique le lecteur aux situations quand, pour des raisons qui doivent autant à la culture occidentale qu’au statut de “star du petit écran”, on se retrouve à entretenir, comme elle une discussion avec un harceleur.
Pour arriver à ses fins l’écrivaine adopte une posture adroite: elle est absente du récit. Le narrateur n’est pas ninégocentrique (comme disait mon prof de littérature à l’université) : il n’est pas « je » , ici, maintenant. La personnalité publique du récit… n’y apparaît pas. Le double de papier de Myriam Leroy ne se découvre qu’au travers des mots des autres. Les amis à côté de la plaque, les conjoints qui minimisent, les collègues qui se demandent « si elle ne l’a pas un peu cherché quand même », les Sganarelle médecins qui prescrivent les doses de perlinpinpin et surtout l’évocation des messages de son agresseur de littérature.
My L par son infinie absence, distille la progression vers l’ignominie des messages dont on ne connaît jamais la réponse: la conclusion d’échanges de coups de clavier, ce qu’ils provoquent chez le mâle à l’orgueil blessé, et ce jusqu’au point où on arrive plus à trouver d’excuses dans la « confraternité de porteur de pénis« . Toute la force du roman consiste à laisser le lecteur se dépatouiller avec la situation, se forger un avis, faire naître une réflexion en ne connaissant jamais toute la littéralité des échanges.
En obligeant le lecteur à se raccrocher au fil à peine assez informatif de la narration et en l’obligeant à se créer une opinion sans jamais pouvoir analyser la situation avec recul, Leroy recrée pour ledit lecteur les conditions de ce qu’on imagine elle a du vivre elle-même dans la position d’harcelée: être toujours en plein doute, en plein questionnement, se demander où se situe l’exagération, la part de culpabilité. C’est une subtile manière, pour l’écrivaine, de nous embarquer dans son ressenti d’alors: on est toujours se demandant qu’est- ce qui a pu provoquer le revirement dans l’écrit du harceleur, s’interrogeant si quand même dans l’échange réel la protagoniste ne s’est pas trop dévoilée, essayant de comprendre les ressorts du harceleur et ceux de l’harcelée… Mais jamais avec les idées tout à fait claires.
Alors quand, en plus, on partage un prénom, Denis, avec le personnage néfaste du roman, on passe une grande partie du livre à se projeter: “mais est-ce que moi je serais capable d’être aussi direct, aussi entreprenant, planqué derrière mon clavier, interprétant mal les signaux que je croirait être renvoyés par une journaliste en vue ?“ « Est-ce que, quelqu’un m’a un jour répondu avec gentillesse et une certaine prévenance que j’ai prise pour de l’affection, alors qu’en réalité mon comportement effrayait?” De fait, c’est une parfaite manière d’amener le questionnement des rapports homme femme à l’ère du numérique sans tomber dans le pathos ou les poncifs. Il faut un certain avancement dans le récit et une bonne dose d’événements racontés pour arriver à trancher sur un point: tous les Denis ne sont pas aussi goujats et criminels que le méchant de l’histoire.
…Ou comment ce que je prenais pour un témoignage, abordé en lecteur avec la curiosité des “trucs de people”, finit en une réelle introspection sur mes rapports masculins avec “l’autre sexe” à l’heure du numérique. Et un constat: mettons que si un cinquième seulement de ce que l’auteure décrit, s’est réellement produit au fil des ans, il est beaucoup plus facile de résister au harcèlement quand on est né avec une pomme d’Adam. Parce que les bassesses porteront toujours sur ce que l’on fait, jamais sur ce que l’on est.
Denis Verloes