Avec son J’Accuse, Roman Polanski évite brillamment les pièges du film académique et didactique pour livrer une description terrible de la machine de l’Etat.
L’académisme est rarement un attribut flatteur : si l’on y reconnait un certain savoir-faire, une solide culture des codes et, dans le cas présent, un sens aigu de la reconstitution historique, le terme est aussi associé à une rigidité, un manque d’audace et un engoncement sur lequel pourrait rapidement se déposer une inéluctable couche de poussière.
Polanski a souvent usé de cette carte, que ce soit dans Oliver Twist ou Le Pianiste, flatté d’y jouer le rôle du grand cinéaste adaptant des œuvres garantissant de grands films à oscars. J’accuse s’intègre inévitablement dans cette catégorie : une affaire judiciaire connue de tous et pouvant éventuellement garantir une belle exploitation à venir par l’Education Nationale, un panel impressionnant de comédiens français, et un regard rétrospectif sur l’Histoire qui permettra tout autant l’indignation que la satisfaction d’une injustice réparée.
Mais Polanski n’est évidemment pas à la tête d’un énième téléfilm sur le sujet. L’académisme à proprement parler est le sujet même de son récit, à travers l’angle par lequel il choisit de le traiter. La figure du colonel Picquart est ainsi un pur produit de l’armée, supérieur des uns, inférieur à d’autres, participant satisfait du premier protocole ouvrant le film, à savoir la cérémonie de dégradation du capitaine Dreyfus. Dujardin, minéral et droit dans ses bottes, y voit une catharsis nationale qui galvanisera la foule. Et en effet, le cadre qui avait jusqu’alors borné la scène à cette immense cours cernée de soldats alignés au cordeau se déplace sur les grilles d’un côté, donnant sur une foule haineuse de civils. Le programme est lancé : une affaire militaire, un cadre hiérarchisé ultra codifié et rigide, mais néanmoins ouvert sur le pays. Par l’antisémitisme clairement partagé par tous, mais aussi par une visibilité qui deviendra, à terme, le talon d’Achille de toute cette ténébreuse affaire.
La prise de fonction de Picquart aux Statistiques n’a rien de celle du héros engagé qui viendrait comme un chien dans un jeu de quille. C’est une promotion remplaçant un prédécesseur pourri par la syphilis, et qui diagnostique bien entendu un état des lieux peu reluisant de l’armée, elle-même parfaitement délétère. Picquart est intègre et respectueux d’un corps auquel il a consacré sa vie, académique lui-même jusque dans sa façon presque indifférente d’aborder son travail, exigeant de Dujardin une composition sur le fil dans laquelle il révèle un talent rarement exploité.
Toute la dynamique fonctionnera sur cette ambivalence : une nouvelle enquête sur un espion révèle les méthodes en vigueur, et appelle progressivement des retours sur les procédures qui ont conduit à la condamnation de Dreyfus. La quête d’une vérité présente implique de détricoter celle, fabriquée, du passé. La fluidité est parfaite, la précision d’une rare efficacité, car Polanski traite l’affaire en interne, indexant toute sa mise en scène au profit des intérieurs : corridors, tentures, portes, coffres, tiroirs, enveloppes, dossiers, on passe son temps à arpenter, ouvrir et refermer des documents qui semblent surtout présenter des contre-vérités. Dans le calme et sous l’autorité de la grande muette, la pression s’installe progressivement.
Deux mises en scène vont donc s’affronter : celle, imparable, protocolaire et folklorique (on insiste beaucoup sur les uniformes, les rangs, la différence patente de la richesse des lieux en fonction du titre de l’interlocuteur) de l’armée qui maintient la vérité qu’elle a présentée à la nation, et celle du cinéaste qui cherche à en révéler les coulisses.
La dimension du thriller ne sera jamais aussi efficace que lorsqu’elle garde la même tonalité, Picquart devenant le protagoniste d’un complot paranoïaque où toutes ses investigations se retournent contre lui. Les affaires parallèles (quelques scènes d’action en extérieur, l’autodafé des œuvres de Zola) paraissent en contrepoint plus maladroites et, pour le coup sous le sceau d’un académisme dénué de malice, tout comme les scènes de couple avec Emmanuelle Seigner, étonnamment convenues et dispensables.
Mais ce ne sont là que des détails au regard de la dynamique générale ; car si l’on offre effectivement au spectateur quelques saillies de satisfaction immédiate dans la dimension publique du nouveau procès, dans ce montage jubilatoire de la lecture collective du fameux article de Zola ou à la faveur d’un beau et glacial duel, ce ne sont que d’éphémères récompenses. La succession des verdicts hurle surtout, avec calme, l’assurance terrible d’une machine qui fait de son inertie le ciment de la nation. Et l’échange final, presque aussi froid que l’était le duel, désactive tous les poncifs inhérents à de tels récits : un homme devenu ministre grâce à la souffrance d’un autre, un innocenté qui vient peut-être en demander trop… Dialogue ténu et dénué d’humanité, retrouvant un cadre assourdi par les ors compassés et les politesses militaires de circonstances, délayant dans une ambivalence extrême l’héroïsme qu’on aurait souhaité inscrire dans la légende.
Sergent Pepper