Chez les Tindersticks, il y a eu deux périodes, celle des deux premiers disques, volontiers rêches et d’une mélancolie poisseuse et celle des autres disques d’une noirceur plus confortable, doucereuse et presque bourgeoise. No Treasure But Hope, leur nouvel album se situe précisément à la frontière des deux ères de leur histoire.
Malheureusement, la musique des Tindersticks, exception faite des deux premiers intouchables albums, fait souvent figure d’easy listening music de luxe, jamais dénuée de saveur mais rarement propice à la prise de risque, du moins en apparence pour celui qui ne sait pas s’y égarer. Orfèvres dans l’art de la délicatesse, les Tindersticks sculptent une oeuvre qu’un soupçon de trop d’un petit rien ferait tomber dans le mièvre, le facile ou l’inutile. C’est peut-être là que se situe la prise de risque de Stuart Staples et des siens, bien trop modeste pour affirmer les richesses secrètes que cachent nombres de leurs disques. Bien sûr, certains albums restent des œuvres mineures dans une discographie cohérente et forte mais d’autres s’avèrent des essentiels, est-il nécessaire de le rappeler ? Curtains (1997), The Hungry Saw (2008) pour ne citer qu’eux. Rien qu’avec ces deux-là et les deux disques inauguraux, on peut ranger Tindersticks à la lettre T comme Trésor. On citera également les échappées en solo de Stuart Staples et en particulier Arythmia (2018), superbe effort de jeu avec les silences.
Ce qui a sans doute le plus changé avec les années aidant, c’est la voix de Stuart Staples. Plus elle vieillit, plus elle se fait belle, juxtaposant nuances et fragilité, se définissant par fines couches subtiles. Elle a perdu de cette urgence première, de cette incalculable imperfection qui la rendait si empathique et si proche de son auditeur. Au même titre que notre Dominique A national qui se tenait sur le fil de l’angoisse, Stuart Staples a délaissé les craintes frontales pour des territoires faussement apaisés. Son Eleor à lui n’est pas si lointain de celui de son confrère français. Les rues de l’anglais sont cernées par la peur taiseuse mais une frayeur atteinte par la maturité, vous savez, cette peur sourde que l’on n’ose affirmer de crainte de paraître ridicule, une peur passée au filtre des convenances sociales. Sauf que Stuart Staples , comme tout artiste qui palpite , la sublime pour en faire autre chose. La beauté du geste, le rejet de l’inutile, peut-être.
Dès le premier titre, For The beauty, le propos est posé, c’est pour la beauté que l’on combat la peine mais c’est aussi la peine qui nous maintient en vie. Tout au long du disque, Les Tindersticks alternent des balades élégiaques à des chansons presque Northern Soul. On connaît l’obsession de Stuart Staples pour la Soul. Pour ceux qui en douteraient ou l’auraient oublié, il suffira d’une écoute de Simple Pleasure (1999) pour s’en convaincre. Merci Al Green et merci Curtis Mayfield.
The Amputees prend même des couleurs rétro, vintage dirait-on aujourd’hui avec des consonances presque sixties. Ces amputés égarés dans les rues, stigmatisés, paralysés par la pauvreté rappellent quelque peu les occupants des ronds-points de l’automne 2018. On ne saura dire tout le bien qu’évoquent les arrangements de Trees Fall, on aperçoit au lien l’océan, les arbres qui se brisent contre le vent sans un bruit, la lente évaporation des choses.
Pinky In The Daylight se rapproche du Ugly American Mark Eitzel qui sur l’album du même nom en 2003 redéfinissait ses anciennes compositions comme Western Sky, Nightwatchman ou Last Harbour en y intégrant bouzouki et mandoline. Est-ce l’exil récente de Stuart Staples sur l’île grecque d’Ithaque qui donne ces sonorités à un titre comme celui-ci ? Ce qui est sûr, c’est que plutôt de surligner le lyrisme ici présent, ces choix d’arrangements apportent un supplément de subtilité. Stuart Staples et les Tindersticks sont à la fois complètement anglais et absolument universels. Carousel pousse la métaphore jusqu’à ses limites, jusqu’à la répétition mélodique du piano, un ostinato inexorable, la rotation tranquille du manège comme une Ronde extraite d’un film de Max Ophuls, comme le lent écoulement du temps. Les francophones ou les francophiles y entendront peut-être quelques réminiscences des Vieux de Jacques Brel. Qui sait si Staples ayant séjourné longtemps dans la Creuse ne s’est pas intéressé au répertoire du belge ?
Take Care In Your Dreams se rapproche dans sa douceur factice du Perry Blake de The Crying Room (2005) Stuart Staples se fait bourlingueur par procuration à travers le regard de ses filles le temps de See My Girls, déambulant tout autant du côté de la Tour Eiffel que sur les surfaces de l’Amazonie, marchant sans but le long des plaines de Flandres, l’écho des canon et des gaz sur Ypres. Toujours, dans les chansons de Stuart Staples, il faudra aller chercher au-delà de la première impression. L’anglais maniant avec délice l’art du dérapage, de la dérobade dans le désespoir qui ne se dit pas. Se côtoient tout autant les champs baignés de sang du Cambodge, les ombres menaçantes de Birkenau que les antilopes galopantes d’Afrique. Le monde est beau mais il est dangereux, peut-être est-il beau car il est dangereux car il nous rend plus vivant encore.
Pour cette même économie dans le lyrisme, pour cette même pudeur dans le propos, The Old Mans Gait se rapproche des premiers disques des Tindersticks, comme Raindrops sur le premier album de 1993 ou cette merveille qu’est Cherry Blossoms sur le second ouvrage de 1995. Alternant parler et chant, The Old Mans Gait ressemble à une forme de dialogue entre un fils et son père, des paroles que l’on n’aurait jamais prononcées, que l’on regrette de ne jamais avoir dites.Neither kind or unkind
« Neither kind or unkind
Neither absent or present
Just a reflection
It’s just in the way we walk »Stuart Staples
De prime abord, Tough Love peut paraître fade en faisant suite à ce bouleversant The Old Mans Gait mais comme toujours chez Staples, il faudra deviner derrière les apparences. Le leader des Tindersticks s’adresse aussi bien à notre sensibilité qu’à notre intelligence. Avec une belle élégance, il croit en la clairvoyance de son auditeur.
En chute ou en conclusion, No Treasure But Hope dresse un bilan en points de suspension, un constat sec mais lucide. Il faut tendre vers l’espoir mais sans espérance de trésor, trop affamés que nous sommes pour penser à la providence, trop en colère pour saisir les conséquences de nos actes, à se remplir de vermines.
On rentre dans un disque des Tindersticks si facilement que l’on en oublie parfois la subtilité et la profondeur, allant même jusqu’à penser que la musique des anglais est inoffensive et évanescente. No Treasure But Hope, en plus d’être sans aucun doute un des tous meilleurs chapitres de leur histoire, est également une superbe réflexion sibylline sur les angoisses et les craintes qui habitent chacun de nous.
No Treasure But Hope, certes mais bien des objets précieux à chérir assurément à travers ces dix pages écrites d’une main assurée et réfléchie. Un grand disque certainement que le temps viendra charger de reconnaissance.
Greg Bod