Quatrième volet de notre journal de bord pour le Festival du Film Francophone d’Albi Les Oeillades. Au programme Le Voyage du Prince de Jean-François Laguionie et Xavier Picard, Long time no see de Pierre Filmon, It must be heaven de Elia Suleiman
Avant-dernier jour du Festival. Par un temps pluvieux, les festivaliers embarquent en début d’après-midi sans escamoter, vers le cinéma Le Lapérouse pour découvrir Le Voyage du Prince en avant-première.
Le voyage du prince, De Jean-François Laguionie et Xavier Picard (4 décembre 2019)
À travers cette invitation au voyage, Jean-François Laguionie et Xavier Picard livrent une fable écologiste et une histoire d’amitié, sous la forme d’un récit philosophique et politique. Un long métrage bienveillant où la splendeur des dessins amplifie le tableau effrayant d’une humanité reposant sur la peur comme garde-fou, et la douce lumière salvatrice provenant de l’esprit des singes depuis la nuit des temps… Une œuvre miroir dans laquelle les réalisateurs pointent du crayon cette société des machines qui prend le pas sur la nature. Une parabole engagée, accompagnée par une splendide partition musicale de Christophe Héral. Intemporel. Poétique. Sublime. Universel.
Long time no see, de Pierre Filmon (non daté)
Après ce conte au milieu de la jungle, retour dans le monde urbain à travers la balade sentimentale vécue dans Long time no see de Pierre Filmon. Après quatre courts-métrages (dont l’émouvant Papa est mort en 2013), suivi par un passionnant documentaire sur l’immense chef opérateur Vilmos Zsigmond avec Close encounters with Vilmos Zsigmond sorti en 2015 (visible actuellement en replay sur la chaîne TCM Cinéma), le cinéaste pour son premier long métrage de fiction invite cette fois le spectateur à suivre le destin de Marion et Grégoire, deux anciens amants qui se retrouvent par hasard entre deux trains, neuf ans après leur relation. Lui, violoniste professionnel, revient d’Orléans, elle, en visite chez une amie doit repartir dans 90 minutes par son prochain train. Une émouvante dédicace à Vilmos Zsigmond ouvre le film, qui débute sur de bons rails par un magnifique plan séquence embelli par l’image en format Scope. Ce parti-pris esthétique et narratif sert judicieusement le chemin de traverse sentimental emprunté à l’envi par les deux protagonistes pour mieux les suivre dans leur promenade existentielle, de la gare d’Austerlitz, en passant par le Musée national d’Histoire naturelle, le zoo et la ménagerie de verre du Jardin des plantes au café Maure de la grande Mosquée de Paris.
Cette mise en scène en prise de son direct, apporte une authenticité aux errements de l’âme et du cœur. Chaque lieu engendre une adéquation des divers atermoiements de nos deux héros ordinaires (dont chacun de nous se reconnaît un peu), interprétés ici par l’impeccable Pierre Rochefort et l’épatante Laëtitia Eïdo, dont leurs incarnations dévoilent une implication et une alchimie particulière, qui transparaît de manière authentique sur l’écran blanc de nos tourments. Ce touchant long métrage accompagné par une splendide partition musicale originale de David Hadjadj, soutenue aussi par des morceaux originaux de Grieg, Bartok, Schubert ou Beethoven, décline avec une écriture très précise la complexité des sentiments et grâce à un subtil suspense romantique étreint nos cœurs et nous interroge nous-même sur le choix qu’à leur place nous aurions fait, en nous laissant chavirés sur le quai…
It Must Be Heaven, d’Elia Suleiman (4 décembre 2019)
À peine remis de nos émotions et d’un débat prenant sur ce très beau film avec l’éloquent Pierre Filmon et l’adorable Laëtitia Eïdo, les spectateurs ont pu reprendre le chemin du cinéma des Cordeliers pour retrouver en avant-première la poésie burlesque d’Elia Suleiman avec It must be heaven (2019), récompensé par une mention spéciale au Festival de Cannes 2019. Une fable burlesque qui suit les tribulations du cinéaste palestinien Elia Suleiman, chapeau sur la tête, à travers ses voyages de Nazareth comme point de départ et de retour en passant par une escapade parisienne et new-yorkaise. Le réalisateur à la démarche nonchalante et au visage de clown triste s’envole en dehors de ses frontières géographiques pour nous livrer sa vision toujours aussi caustique du monde, par le biais d’une mise en scène en Cinemascope. Ce parti pris panoramique permet de mieux élargir son point de vue et d’accentuer le déphasage de son personnage (moitié candide / moitié Mr Hulot), à travers des séquences surréalistes où l’absurde cache un certain désenchantement et une profonde quête identitaire. La narration sous la forme d’une autofiction d’exil scrute notre mode de vie en société de plus en plus étrange où l’individualisme, la consommation, la sécurité, les multiples réglementations engendrent incompréhensions et climat de tension, apportant un écho aux propres turbulences palestiniennes.
L’auteur pointe sa caméra avec malice pour nous offrir à chaque instant une délicieuse comédie humaine déréglée et désabusée. Ce récit infiniment politique se dévoile par une succession de saynètes chorégraphiées peu dialoguées où le sens très précis du cadre fait pertinemment mouche par la justesse de sa composition pour illustrer les diverses situations. Ce conte enchanteur tragi-comique qui ramène toujours le metteur en scène à sa condition de cinéaste palestinien, s’avère toutefois universel et moins pessimiste, à l’issue de la scène finale où l’espoir peut voir le jour par le biais de la jeunesse. It must be heaven…Gracieux. Poétique. Irrésistible.
Sébastien Boully