Et si Leonard Cohen n’était pas parti en 2016, s’il était toujours bien là, bien vivant. Cette magnifique exhumation de titres enregistrés peu de temps avant son décès par son fils Adam sème le trouble. Leonard Cohen est toujours bel et bien à nos côtés…
2016 fut peut-être le meilleur cru des années 10 musicalement parlant. Elle fût aussi celle au tribut le plus lourd pour nos grandes icônes de toujours. Que ce soit David Bowie et son Black Star que l’on n’a toujours pas fini de déchiffrer ou encore Leonard Cohen et son You Want It Darker en forme d’épitaphe et de chapitre final. Du moins le croyons-nous jusqu’à l’annonce de ce Thanks For The Dance. Un album posthume s’avère souvent une cruelle déception pour l’auditeur qui espère ou attend trop d’ une oeuvre inachevée par son auteur. Ce disque poursuivi par le rejeton Adam Cohen n’est en rien une déception et en même temps en est une totalement.
Thanks for The Dance ne ressemble en rien à des chutes de studio de la session d’enregistrement de You Want It Darker mais il en est l’exact prolongation avec une belle intelligence.. Même sans la présence d’une équipe prestigieuse constituée de Beck,Leslie Feist,Damien Rice, Daniel Lanois et les membres de Death Cab for Cutie et d’Arcade Fire, ces titres, par leur seule force intrinsèque, auraient brillés avec la force de celui qui voit la fin du chemin arriver.
C’est Leonard Cohen qui, peu de temps avant sa mort, a demandé à son fils de poursuivre le travail sur ces chansons pour lesquelles il avait eu le temps d’enregistrer les voix et de laisser ses intentions sur l’atmosphère générale à donner à l’ensemble. Vous serez assurément happé par une saisissante sensation, celle d’entendre une voix venue d’outre-tombe qui vous glisse au creux de l’oreille de ce ton caverneux si caractéristique cette crainte du dernier instant. Pourtant jamais, Thanks For The Dance n’est plombé par le désespoir, c’est ce qui le rend sans doute si fort, c’est qu’il ressemble plus à un aveu, à un remerciement, à un au-revoir, un au revoir comme on se dirait à demain peut-être, qui sait ?
L’écriture de Cohen est toujours plus blanche, laissant peu de place pour le pathos, elle raconte le fait intime. La poésie du canadien découle sans doute de cette prosodie traînante, de son chant à mi-chemin entre le murmure, la confidence et le regret. Leonard Cohen poursuit tout au long de Thanks For The Dance les pistes entamées sur You Want It Darker, cet acoustique à l’os évoquant aussi bien l’école américaine, Cole Porter ou Hoagy Carmichael que faisant quelques clins d’œil à ses titres passés.Le titre Thanks For The Dance reprenant des rythmes à 3 temps comme ceux de Take This Waltz ou flirtant avec Dance Me To The End Of Love, l’ambiance d’Avalanche plane sur de nombreux titres. Le luth espagnol porté par Javier Mas donne régulièrement des couleurs mauresques à l’ensemble..
Thanks For The Dance est la merveille qu’annonçait You Want It Darker, déjà sublime joyau dans la discographie de Leonard Cohen. C’est un disque qui traite de l’absence, de l’anticipation de l’absence. C’est un disque marqué par l’absence, celle de son auteur. Pourtant , il est présent à chaque seconde de ces vingt-neuf minutes précieuses. Les musiciens qui participent à ce projet respectent à merveille les instructions testamentaires de l’ancien et n’hésitent pas à rester dans l’ombre pour rendre justice à ces compositions. Notons la présence d’une fidèle parmi les fidèles, l’américaine Jennifer Warmes qui accompagnait Leonard Cohen aux chœurs sur tous ses disques depuis le début des années 70.
En bien des points, Thanks For The Dance est un disque du mouvement, celui de la danse bien sûr, celui des ailes d’un oiseau sur le point de s’envoler, celui d’un battement de cœur, celui du voyage à travers le monde, celui d’un voyage au fond de soi. Cosmopolite d’esprit, Thanks For The Dance évoque les nuits chaudes de Santiago, rappelle les racines juives de Leonard Cohen dans un Puppets bien plus subtil qu’il n’y paraît, conviant d’ailleurs sur ce titre le chœur de la synagogue de Shaar Hashomayim et celui d’une église de Berlin, le chœur Cantus Domus. Disque de mouvement donc car disque d’humeur et de regret. Il sera difficile de ne pas être ému aux larmes par Moving On qui raconte la perte de l’autre, beaucoup, la perte de soi, un peu. C’est également un disque de dialogue avec soi, une étape où l’on apprend à parler de soi-même au passé, aussi imparfait soit-il.
I was always working steady
But I never called it art
It was just some old convention
Like the horse before the cart
I had no trouble betting
On the flood, against the ark
You see, I knew about the ending
What happens to the heartLeonard Cohen
Jusqu’au dernier instant, jusqu’à son dernier souffle dans le micro, les mots de Leonard Cohen restèrent affûtés comme des poignards de chair. On dit que la maladie et la mort chosifient l’être, étouffent en lui ce qui le rendait vivant et présent. Thanks For The Dance contourne cet obstacle, Leonard Cohen semblant évoquer un double de lui dans toutes ces chansons, celui d’avant la vieillesse, celui d’avant l’épée de Damoclès. It’s Torn raconte les lentes déchirures qu’échafaudent les années, ces ombres qui nous constituent mais que l’on ne fait que cacher. Un titre comme une réponse au Leonard Cohen de 1971 et de Songs Of Love And Hate, Avalanche en particulier.
Leonard Cohen a toujours eu le génie de dire beaucoup avec peu à l’image de The Goal, sublime évocation de la dissolution progressive d’un être jusqu’à l’absence totale.
La mort chez Leonard Cohen portait sans aucun doute les traits imprécis d’une femme dont on ne devinerait jamais le visage caché derrière un voile, elle attend là-haut dans les collines. Tout n’est qu’élévation tout au long de Thanks For The Dance, en particulier sur The Hills Leonard Cohen pousse cette anticipation de l’absence à venir jusque cette supplication à l’oublier dans Listen To The Hummingbird, comme si sa parole n’avait déjà plus de valeur; comme si l’essentiel se trouvait ailleurs, comme si ce qu’il nous a offert durant toutes ces années ne survivrait pas à son départ. Une supplication peut-être double, oubliez moi et ne m’oubliez pas, ne m’écoutez pas et écoutez-moi. Ces quatre derniers mots de Leonard Cohen prononcés sur un disque, un étrange testament pour un musicien à l’image de la malice sage de son auteur.
Don’t Listen To Me…
Ce qui provoque cette déception évoquée plus haut, c’est la cruauté d’une vie qui se termine trop tôt alors qu’un artiste a encore tant à dire, tant à exprimer et faire jaillir de lui. Autre déception, celle de se dire que jamais ces chansons ne seront défendues sur scène. On se plaît à imaginer une ombre sur une scène avec un chapeau, un hologramme sensible qui s’avancerait lentement d’un pas mesuré aidé d’une canne noire et la voix grave qui surgit…
So Long Mr Cohen
Greg Bod