Constat terrible sur l’état de notre société en cette époque de rares « premiers de cordée » et de démunis chaque jour plus nombreux, Gloria Mundi combine la tragédie antique avec une vision politique très semblable à celle de Ken Loach.
En 1995, Robert Guédiguian nous avait littéralement soulevé avec A la Vie, à la Mort !, magnifique célébration de l’amitié, de l’amour et de toutes les rébellions possibles. Un film qui s’était inscrit pour toujours dans l’histoire du cinéma populaire « de gauche », quand ce terme signifiait encore quelque chose, surtout du côté du cœur. 25 ans plus tard, le constat que propose Gloria Mundi est terrible : rien, il ne reste rien des luttes d’antan – et même, Ariane Ascaride, épouse et égérie de Guédiguian, joue désormais celle qui s’engage individuellement CONTRE la grève (… parce qu’elle ne peut plus se le permettre, parce que le patronat a définitivement gagné…). Pire, il ne reste rien, ou du moins, pas grand-chose, de nos amours (hormis le sexe « libéral » affiché sur les réseaux sociaux…), et encore moins de la famille, explosée par des rivalités mesquines qui tournent beaucoup autour de la réussite sociale – ou de son absence – des uns et des autres.
Gloria Mundi est un film terrifiant, parce que cette humanité, que Guédiguian décrit si bien, comme toujours, et dans laquelle nous nous reconnaissons tous, au point d’en avoir régulièrement les larmes aux yeux, ne nous laisse aucun espoir : même cette nouvelle vie, celle du bébé Gloria (nommé d’après le film de Cassavetes ? Pas sûr !) qui vient au monde au tout début du film, semble ne porter que les germes d’une nouvelle tragédie, qui ne pourra être complètement évitée qu’au prix d’un sacrifice humain. Le scénario, implacable, de Gloria Mundi, s’apparente à une tragédie antique : la famille est la source de la haine et du malheur, et la mort est la conclusion inévitable du déroulement d’événements inévitables.
Mais Gloria Mundi fait aussi directement écho au travail de Ken Loach : entre le livreur anglais de Sorry We Missed You, et le chauffeur de Uber marseillais, quelle différence ? Derrière l’illusion de entrepreneuriat, le même esclavage. Et la même violence qui surgit de nulle part et réduit en miettes les mêmes rêves, sinon de réussite, mais au moins de survie. Et comme dans It’s a Free World, le film de 2007 de Loach, la seule solution pour s’en sortir quand on vient de ce milieu des perdants perpétuels, c’est d’exploiter soi-même la misère des autres… Le couple abominable, tellement bien croqués en « premiers de cordée » assumant parfaitement leur inhumanité, des entrepreneurs s’enrichissant sans arrière-pensée sur le désarroi des quartiers populaires de Marseille, est sans doute le point le plus fort du film…
Il est bien sûr possible de regretter que Guédiguian, en ex-militant blessé et vieillissant, ait choisi de limiter l’ignominie aux plus jeunes générations, réservant aux aînés une noblesse de cœur et une posture qu’il estime clairement ne plus être celles actuelles. Le personnage superbe interprété par Gérard Meylan, citation presque directe du Jean Valjean de Hugo, existe surtout comme une référence à un passé à jamais disparu, et peut-être même incompréhensible. Il faut espérer que ce désespoir, que traduit si bien Gloria Mundi, ne se transformera pas dans les prochains films de Guédiguian en aigreur.
Eric Debarnot