C’est une bien heureuse surprise que de retrouver l’ex-boy wonder Rian Johnson, sans doute échaudé par son expérience Star Wars, aux commandes de cette brillante et réjouissante comédie policière.
Agatha Christie et ses whodunit aromatisés au thé à la bergamote, ça semble avoir quelque chose d’infiniment ringard vu de 2019 : ce rituel « bourgeois » de l’enquête en huis clos et de la résolution théâtrale finale par un détective farfelu, semble suivre éternellement les mêmes mécanismes, respecter les mêmes codes, trop bien connus pour surprendre… Et puis, à notre connaissance, il n’y a jamais eu une adaptation cinématographique vraiment réussie des œuvres de la géniale (oui, géniale, elle le fut, au moins à ses explosifs débuts !) auteure anglaise, et il faut aller souvent chercher plus loin chez des gens qui se sont seulement inspirés de son style – comme le fit Tarantino avec ses 8 Salopards – pour trouver une véritable satisfaction cinéphilique. Et à la très courte liste de bons films « agatha-christiens », il va falloir désormais rajouter – surprise ! surprise ! – le A Couteaux Tirés, écrit et dirigé par Rian Johnson !
Il faut bien reconnaître qu’on n’attendait pas sur ce terrain mi-sérieux mi-pastiche le jeune espoir de la SF contemporaine de Looper (2012), qui avait accumulé les critiques acerbes pour son travail sur les Derniers Jedi (2017), mais il faut aussi admettre que A Couteaux Tirés, après une introduction un peu laborieuse en forme d’exposition peu claire avec un décor et une mise en scène qui sentent trop le « Cluedo », est un véritable plaisir pour le spectateur. Plaisir parce que son énigme, pour être complexe et – forcément, c’est l’époque qui le veut – à double fond, est particulièrement bien ficelée et donc réjouissante pour tout amateur de « roman policier traditionnel » ; plaisir parce que les acteurs semblent en permanence jubiler en interprétant la jolie partition que Johnson a écrit pour eux ; plaisir aussi parce que Johnson a eu la bonne intuition en emmenant son film sur le terrain de l’actualité politique américaine brûlante, en mettant en scène l’Amérique « bostonienne » la plus établie, la plus sophistiquée (ou qui se juge comme telle…) face à l’arrivée de ces nouveaux migrants latino-américains pas vraiment bienvenus.
Il y a donc ici à l’œuvre une vraie intelligence du récit et de la mise en scène – qui sait exploiter tout l’espace du sombre manoir où est confinée la première partie du film – pour nous raconter brillamment une éternelle histoire familiale d’enfants et petits-enfants englués dans la réussite et la fortune d’un père et grand-père aussi génial que tyrannique. Rien de vraiment nouveau, ronchonneront ceux qui refuseront de se laisser entraîner dans cette séance de jonglage en famille avec des couteaux (est-ce nous, ou bien le miroir aux couteaux, décor central de plusieurs scènes, a un petit air de « Trône de Fer » ?), mais il est bien difficile de ne pas se laisser charmer par un Christopher Plummer très à l’aise dans un rôle diaboliquement manipulateur, par un Daniel Craig impayable en Benoît Blanc armé de son faux accent de la côte Est (sensé dissimuler ses origines belges ou françaises ?), par une Ana de Armas parfaite en douce ingénue au vomis incontrôlable, mais aussi par un surprenant Chris Evans, qui met – enfin – son charisme indéniable au service d’un personnage complexe.
Oui, cette chère Agatha serait fière de ce rejeton inattendu !
Eric Debarnot