On avait perdu de vue Dominik Moll, à la carrière discrète depuis son Harry, un Ami qui vous Veut du Bien datant de 20 ans déjà. On le retrouve avec Seules les Bêtes, une réjouissante surprise de par son approche originale du genre.
Seules les Bêtes nous offre deux bonnes raisons d’aller le voir, qui le distinguent du tout venant des sorties hebdomadaires. D’abord un scénario vraiment surprenant, qui, sans aucun twist artificiel, nous emmène à mi-parcours très loin de ce que nous pensions être en train de regarder. Ensuite une construction intelligente qui stimule notre réflexion sur notre place de spectateur et notre point de vue au sein des fictions qui nous sont « vendues »… Bien sûr, c’est la conjonction absolument maîtrisée de ces deux points forts – une bonne histoire qui sort des sentiers battus et un mode de narration plus original qu’on le pense de prime abord – qui permet à Dominik Moll, réalisateur que nous avions bien oublié depuis le coup de force de son Harry, un Ami qui Vous Veut du Bien, de gagner notre cœur, voire même de se positionner à nouveau comme un réalisateur à suivre.
Bien entendu, pour pouvoir savourer le plaisir divin de la surprise et de la déstabilisation, il convient d’en savoir le moins possible sur ce que raconte « Seules les Bêtes« , adapté d’un roman de Colin Niel, qui, on l’imagine bien, contient déjà ce fulminant court-circuit entre deux mondes qui ne semblent pas a priori destinés à interagir, mais que les « miracles » de la technologie et les faiblesses humaines universelles vont lier de manière tragique. Disons seulement que le film débute d’une manière moyennement enthousiasmante en thriller « chabrolien » (le trio mari – femme – amant, qui ne semble a priori pouvoir générer aucune surprise, justement) dans une France profonde (les Causses, magnifiquement hostiles en hiver…), et que, juste quand on commence à s’ennuyer poliment, tout explose : le thriller convenu et un peu poussif s’élargit en drame coloré, réjouissant, absurde et pourtant effrayant. Ce mélange de genre, ou plutôt, ce passage d’un genre à l’autre est suffisamment rare en France pour qu’on applaudisse des deux mains Dominik Moll de s’y être risqué, avec autant de brio. On déplorera seulement une dernière surprise à la toute fin, qui sonne trop artificielle (même si elle est, de fait, réjouissante) pour ne pas ressembler un tour de force gratuit des scénaristes…
Nombreux sont les critiques qui on parlé « d’effet Rashomon » à propos de la construction du film, qui enfile des points de vue différents sur une même situation. Cela nous semble un contre-sens total : car si Kurosawa enchaînait les points de vue de différents protagonistes, tous étaient subjectifs et dans une certaine mesure mensongers, l’objectif étant de nous éclairer sur la duplicité humaine dans une société stratifiée et hiérarchiquement figée. Ici, la succession des points de vue offre au contraire un éclairage nouveau et complémentaire, qui conduit à la fin du film à une compréhension complète de l’enchaînement des faits, ainsi que de leurs causes réelles. Chaque segment est objectif, la mauvaise « lecture » des événements dont nous sommes témoins étant le résultat logique de la place du protagoniste dans l’action et donc de ce que voit le spectateur, en prenant en compte évidemment également les préjugés que ce dernier peut avoir par rapport aux codes du « genre » (ce fameux thriller à la française…). C’est clairement beaucoup moins profond que ce que nous dit Kurosawa (est-ce une surprise ?), mais c’est extrêmement ludique, et également fécond puisque cela nous permet de nous questionner sur notre propre « virginité » vis à vis d’une fiction, sur notre capacité à vraiment « regarder » un film et « écouter » une histoire (ah, ces dialogues sibyllins dont on ne comprend le sens qu’au bout du parcours !).
Bref, Seules les Bêtes est une superbe réussite, un divertissement subtil et intelligent comme on en voit peu dans le cinéma français. Un film à la construction parfaite qui ne souffre pourtant pas de « claustrophobie », dans la mesure où il sait aussi s’ouvrir à la vérité des êtres qu’il filme et du monde qu’il traverse : la solitude du monde paysan et la violence sociale en Afrique ne sont pas seulement des ressorts de la fiction, ce sont des réalités tangibles que Moll nous montre de manière franche et frontale.
Eric Debarnot