En cette période de bilan de la décennie 2010-2019, The Leftovers apparaît régulièrement parmi les meilleures séries… au grand étonnement d’une partie de la rédaction de Benzine, qui est d’un avis diamétralement opposé.
Dans le petit monde des séries TV « globales », le nom de Damon Lindelof fait très peur : il nous a tellement fait souffrir avec Lost et son scénario rempli de pistes inabouties et se terminant avec une lâcheté confondante dans le n’importe quoi œcuménique, qu’on ne pouvait que craindre The Leftovers… Et en effet, passé l’enchantement de la découverte du pitch sensationnel, tiré d’un livre de Tom Perrotta, dans le pilote, on a eu droit à nouveau à un grand n’importe quoi en termes d’empilement de mystères que l’on pressentait irréductibles, et surtout en manipulations du spectateur, abandonné en rade à la moindre difficulté.
Ce qui clairement, dans The Leftovers, a accroché même les plus réfractaires comme nous, c’est l’aspect « psychologique » de la description d’un monde – le nôtre, ou presque -, détruit par la culpabilité et par un effroi quasi primitif devant une perte de sens complète, que l’on soit croyant ou cartésien adepte de la raison scientifique : c’est là l’aspect passionnant d’une série qui conjugue une profonde angoisse métaphysique (tout le monde peut être Dieu, puisque Dieu n’existe « visiblement » pas) avec une magnifique attention aux détails de la vie quotidienne d’êtres dévastés. Le jeu inspiré d’une troupe d’acteurs particulièrement bien choisie et dirigée, Justin Theroux et Carrie Coon en premier lieu, et l’élégance de la mise en scène de la première saison nous avait même fait gober à l’époque une conclusion qui renouait contre toute attente avec les aspects les plus réactionnaires de la culture américaine : l’athée qu’est le « chief » était ému aux larmes par la prière qu’on le force à réciter, l’embryon au tout début de son développement était « enlevé » comme tous les autres, puisqu’il s’agissait évidemment déjà d’une personne en tant que telle, la veuve au bord de l’autodestruction se réconciliait avec la vie devant le miracle de l’arrivée d’un « enfant-jésus », etc.
La seconde saison, qui amorçait un décrochage qualitatif vertigineux par rapport à la première, réorientait clairement la série vers le religieux, vers la foi, ou tout au moins ce que la société américaine profonde (entendez la plus réactionnaire…) considère comme tel : un amalgame absurde de croyances à la fois primitives et « new age ». Téléspectateur athée ou même simplement rationnel, tu n’étais plus le bienvenu devant ton écran ! Tout ici est souffrance, tout est superstition au sens le plus obscurantiste du terme : non, The Leftovers ne voulait finalement pas nous parler de la difficulté du deuil et de la beauté de revenir à la vie, oh non, juste nous vendre avec un pompiérisme de tous les instants (bonjour la musique, bonjour l’accumulation de scènes doloristes…) cette bonne vieille fascination pour la souffrance humaine et pour l’obscurité du monde, le tout avec une complaisance sans bornes. Et cerise sur le gâteau, Lindelof nous refaisait bien, sans aucune pudeur, tous les coups les plus retors de Lost, le plus insupportable étant la représentation de l’au-delà comme un luxueux hôtel où l’on peut choisir son « rôle » et, avec un peu de « courage » (noyer une enfant ou chanter en public, les larmes aux yeux, une chanson de Simon and Garfunkel, ce qui a l’air d’être un peu la même chose…) revenir « guéri » à la vie.
https://www.youtube.com/watch?v=vAB4Ux62Dww&t=7s
Mais le nadir fut atteint, contre toute attente, et alors que les critiques louangeuses sur la série se multipliaient inexplicablement même en France, avec la troisième et ultime saison, qui ne pouvait pourtant être accueillie que par des grands éclats de rire douloureux de la part de quiconque jouissait encore du minimum de raison ! Passons par pure bonté d’âme sur la délocalisation absurde de la série en Australie, mais les épisodes 5 (le bateau des partouzeurs et la rencontre avec Dieu, présentateur télé avec une casquette rouge…) et 7 (Kevin en président des USA lançant l’holocauste nucléaire) furent probablement ce que la série TV moderne nous a produit de pire à date… On s’est senti, du coup, presque admiratifs devant le mépris infini dont les scénaristes de The Leftovers témoignaient systématiquement envers leur public.
Curieusement, le dernier épisode de la série s’avéra presque regardable, tout simplement parce qu’il abandonnait ENFIN (!) l’insoutenable grandiloquence qui avait plombé la quasi-intégralité de ce qui avait précédé : en se contentant de nous jouer l’éternelle romance du « boy meets girl (again) », et en proposant une résolution (presque) simple de « l’énigme » initiale en forme de mondes parallèles, The Leftovers sortait par le haut de cet enfer de 28 épisodes…Et l’on pouvait finalement se dire que, en joignant le pilote et cet épisode final, il aurait été possible de réaliser un film de deux heures tout-à-fait charmant.
Eric Debarnot
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