Faux thriller et vrai film-témoignage sur l’enquête menée par le Sénat américain sur les agissements de la CIA dans ses « black sites », The Report passionnera ceux que la chose politique interpelle.
Prise dans la vague de panique ayant suivi l’attaque du 11 septembre, la CIA décida, plus ou moins de son propre chef, de mettre en place des méthodes de torture dignes de la Gestapo, en justifiant ces mesures, non seulement immorales pour une démocratie, mais également illégales, par… des résultats… qui ne se matérialisèrent jamais. D’où une accumulation de mensonges de plus en plus aberrants, qu’une enquête diligentée par la Sénat finira par dévoiler, au grand dam des politiques de tous bords … puisque même Obama empêchera autant qu’il le pourra la publication du fameux « rapport » qui donne son titre au film de Scott Z Burns (scénariste ayant régulièrement collaboré avec Soderbergh). Nul spoiler ici, puisque les révélations sur les « black sites » où furent torturés des dizaines de prisonniers souvent seulement soupçonnés de faire partie d’Al Qaida ont fait la une de nos journaux… sans que l’émotion suscitée par ces horreurs n’ait d’ailleurs véritablement atteint le niveau qu’elle « aurait dû… ».
The Report est un film très étonnant, très inhabituel, puisqu’il prend le parti de nous offrir la description la plus objective possible (… si l’on fait confiance à la version des faits dévoilée ici, mais elle semble totalement crédible) de la construction du fameux « rapport » par une équipe réduite à une peau de chagrin, terrée dans un bureau isolé en plein « territoire ennemi », au sous-sol d’un bâtiment de la CIA, puis des atermoiements et des négociations politiques ayant finalement conduit à sa publication. Aucun effet sensationnaliste, aucun pathos, aucun ajout du moindre ressort fictionnel : la seule « licence poétique » que se permet Burns, ce sont des images reconstituant les faits (le traitement inhumain des prisonniers dans les sites secrets de la CIA à travers le monde…) au fur et à mesure que ceux-ci sont mis à jour par l’enquête. Peut-être le film aurait-il pu en faire l’économie, pour être encore plus inattaquable « éthiquement », mais il faut bien reconnaître que l’on ne ressent aucune complaisance particulière dans ces scènes, qui semblent toujours être en-deçà de la vérité…
Si les « méchants » de l’histoire sont rapidement identifiés, et ne sont guère épargnés par le film – en particulier les deux ordures absolues se prétendant psychologues et patriotes pour justifier leur « théorie » et s’enrichir grâce à la peur des militaires et de la CIA craignant d’être blâmés pour leur inefficacité -, il est probablement difficile d’en vouloir à Burns et son équipe pour ce manque d’ambiguïté. Après tout, les « criminels » en question sont bel et bien connus, et qu’ils n’aient jamais été punis rend la « victoire » finale de la commission d’enquête bien amère, et bien relative.
Terminons par souligner l’excellence – habituelle, mais qui vaut la peine d’être à nouveau mentionnée – d’Adam Driver, parfait en petit soldat de la démocratie, dont l’existence toute entière est aspirée par son enquête comme par un trou noir. Curieusement, le film ne lui offre qu’un minimum d’occasions de représenter ses tourments, et lui refuse même toute existence scénaristique qui ne soit pas liée à son travail : c’est osé, car Burns prend le risque de ne pas créer l’empathie habituellement voulue avec le personnage, mais cela finit par fonctionner admirablement bien.
A cause de ses parti-pris intransigeants, The Report est un film qui pourra ennuyer un public qui ne serait pas intéressé par ce type de questions – politiques, mais aussi « philosophiques », puisque se pose clairement ici le problème de la définition de la démocratie face à des adversaires n’en respectant pas les règles. Si, au contraire, notre présent et notre avenir face à la barbarie grandissante vous préoccupe, gageons que vous apprécierez The Report.
Eric Debarnot
P.S. : En tant que cinéphiles, nous serons d’ailleurs interpellés par les remarques judicieuses faites sur la validation de la torture dans une série comme 24 Heures Chrono, ou plus grave sans doute, dans un grand film comme Zero Dark Thirty qui reprend les mensonges – pourtant démontrés – de la CIA, selon lesquels la capture de Bin Laden aurait été permise par des révélations obtenues grâce aux méthodes dénoncées ici…