Retour sur Saigon Would Be Seoul, auteur du splendide Everywhere Else Left Behind sorti juin dernier. Il s’agit du projet solo de Mirza Ramic, moitié du groupe américain Arms And Sleepers. Il évoque dans cette interview la genèse d’une oeuvre de réparation et de catharsis.
Benzine : Mirza Ramic, Everywhere Else Left Behind est votre premier disque solo sous le nom de Saigon Would Be Seoul, après plusieurs disques avec votre autre projet Arms And Sleepers. Par-delà le fait que ce disque est votre première œuvre solo, ne peut-on pas dire que c’est également votre disque le plus personnel ?
Mirza Ramic : Oui, c’est sans aucun doute ce que j’ai proposé de plus personnel dans tout ce que j’ai sorti jusqu’à présent. C’était une raison suffisante pour commencer un projet solo. En effet, je voulais avoir la liberté de poursuivre pleinement mon propre monde intérieur, mon passé personnel, et les anxiétés/insécurités que je ressens en tant qu’être humain. La façon la plus honnête d’y parvenir était de se lancer dans un exercice solitaire de composition musicale.
Dans une interview que vous avez donné autour de votre groupe Arms And Sleepers, vous dites que vos disques avec Max Lewis reflètent les personnes que vous êtes tous les deux au moment où vous composez. Si je vous dis qu’avec Saigon Would Be Seoul, vous semblez suivre une autre voie, comme une volonté à revenir dans le passé. J’ai lu également dans une interview que vous vous sentiez depuis toujours au niveau de votre identité dans un état de confusion. Avec Everywhere Else Left Behind cherchez-vous à réparer cette confusion en revenant aux origines ?
Mon projet solo est, je crois sans pouvoir encore bien le définir, un véhicule pour traiter mes expériences passées et approfondir les questions d’identité que j’ai traitées toute ma vie. Je ne suis pas sûr de pouvoir réparer quoi que ce soit, mais je peux certainement trouver une certaine paix intérieure en me confrontant directement à mon passé et tous les souvenirs étranges qui y sont associés.
C’est pourquoi il était si important pour moi de retourner dans ma ville natale de Mostar, en Bosnie-Herzégovine, pour réaliser un film documentaire dans lequel je joue du piano dans notre vieille maison abandonnée. Confronter les choses qui occupent consciemment et inconsciemment mes pensées depuis très longtemps est très inconfortable mais est aussi absolument nécessaire. Ce n’est que la première étape de mon cheminement vers la guérison et la compréhension de soi, je pense que cela durera toute ma vie.7
« Je n’ai vécu la vraie guerre dans ma ville natale en Bosnie que pendant quelques mois, mais j’en conserve encore aujourd’hui un véritable traumatisme. »
Vous êtes né à Mostar en Bosnie et vous avez vécu ce conflit horrible qui a embrasé votre pays. Comment grandit-on comme ce fut votre cas dans un pays en guerre et en quoi cette guerre a-t-elle laissé une empreinte en vous ?
Cette guerre est certainement la chose la plus importante qui me soit arrivée dans ma vie. Elle a tout changé… Mon identité, le filtre à travers laquelle je comprends le monde, mon bien-être émotionnel, l’environnement et la culture dans lesquels j’ai grandi… Tout a été chamboulé lorsque la guerre a commencé, et je suis encore en train d’en découvrir les conséquences dans ma vie de tous les jours. Je n’ai vécu la vraie guerre dans ma ville natale que pendant quelques mois, mais j’en conserve encore aujourd’hui un véritable traumatisme. J’ai ressenti LA peur réelle, mais aussi, inconsciemment en quelque sorte, une profonde tristesse de savoir que tout allait être à jamais différent. Voir ses propres parents emplis de désespoir et essayer de vous protéger .C’est quelque chose qui vous perturbe profondément quand vous êtes enfant. Il vous faut grandir très vite et éprouver des émotions compliquées qui sont habituellement réservées aux adultes. Je n’ai pas pu terminer mon enfance, ce qui, j’en suis certain, m’a profondément marqué. J’en ressens encore les effets aujourd’hui à l’âge adulte.
On sent depuis les débuts de votre discographie aussi bien avec Arms And Sleepers que sur ce disque, et peut-être de manière encore plus flagrante sur ce disque, un rapport à la mémoire et à la sensualité du souvenir, à quelque chose qui relèverait de la mémoire affective, comme des fragments de sensations.
Les deux projets musicaux sont profondément concernés par la mémoire, c’est certain. Vous avez raison, je le crois, quand vous évoquez cette sensualité de la mémoire. Je pense que pour Max Lewis (de Arms and Sleepers) et moi, la mémoire a un poids important dans nos vies, parfois de manière malsaine. Nous évacuons les souvenirs douloureux (ou même juste les moments passés qui nous manquent) à travers la musique. Il serait fou d’occuper notre vie quotidienne avec cette obsession du passé. La musique nous permet de mettre à distance les souvenirs tout en les conservant au plus prés de nous. La musique est pour nous, et peut-être surtout pour moi, une bulle dans laquelle nous nous permettons d’aller au plus loin dans les souvenirs et l’analyse des moments passés.
Il y a dans votre musique une dimension éminemment politique. Cela a sans doute à voir avec votre statut de réfugié par lequel vous êtes vous-même passé enfant. Pensez-vous qu’aujourd’hui les artistes délaissent trop l’aspect politique dans l’art quand on voit la montée des extrêmes partout dans le monde ?
Je pense qu’il y a un refus, à la fois de la part de certains artistes et de certains auditeurs, de mélanger la politique et l’art. C’est presque devenu un tabou ou au mieux quelque chose que l’on s’interdit. (j’ai eu plusieurs discussions animées sur les pages de médias sociaux de Arms and Sleepers à ce sujet). Je suis un fervent défenseur de l’utilisation de l’art et de la musique comme plateformes pour le changement social, l’impact, etc. La politique, mais plus précisément les questions sociales, font partie de notre vie quotidienne (que nous le voulions ou non), et pour moi, un artiste traduit la vie quotidienne en un acte créatif. Si votre vie quotidienne se déroule dans une partie du monde où rien ne se passe jamais parce que vous vivez confortablement, alors très bien, faites de l’art à propos de ce que vous voulez, de tout et de rien. Mais ne dites pas aux autres que la politique ne doit pas se mêler à l’art. Pour plusieurs d’entre nous, y compris moi qui suis en Bosnie au moment d’écrire ces lignes, les questions sociales nous touchent profondément. Alors demander aux gens d’ignorer les conneries qu’ils voient ou qu’ils vivent dans leur chair à cause d’une croyance romantique ridicule dans la pureté de l’art est pour moi une absurdité absolue. Les gens qui croient à cette absurdité sont souvent les plus privilégiés.
A l’époque de la guerre en Bosnie, l’Europe fermait ses frontières. Aujourd’hui, on laisse des gens se noyer dans un silence impardonnable dans la Méditerranée ou on fait un amalgame entre terroristes et réfugiés qui cherchent à sauver leurs vies. L’histoire ne cesse de se répéter. Doit-on être totalement pessimiste sur notre humanité ?
On m’a déjà posé cette question et ma réponse a toujours été oui. Oui, nous devrions être pessimistes. Je ne suis pas sûr que je répondrais différemment maintenant. Le fait d’avoir passé quelque temps en Bosnie récemment pour présenter mon film documentaire au Festival du film de Sarajevo a été assez déprimant parce qu’il est évident que rien n’a changé. Le manque de compassion et de compréhension, la réticence à assumer la responsabilité des erreurs passées brossent un tableau sombre d’un endroit qui a connu tant d’horreurs il n’y a pas si longtemps. De l’autre côté, aux États-Unis, des conditions similaires ont commencé à prendre forme, ce dont je me souviens quand j’étais enfant dans l’ex-Yougoslavie, ces émotions qui l’emportent sur la raison et qui amèneront leurs lots de massacres et de cadavres. J’aimerais pouvoir faire preuve d’optimisme, mais je préfère ne pas mentir. Je crois vraiment qu’un conflit pourrait refaire surface (mais je ne l’espère certainement pas). Il n’y a pas d’obligation de rendre compte, aucune responsabilité induite par qui que ce soir, la volonté dominante est de « tourner la page » et « regarder vers l’avenir », de beaux sentiments en somme, mais sans responsabilité, il n’y a pas de justice pour les erreurs du passé et sans cela, il y a un risque élevé que les mêmes erreurs se répètent. Qu’est-ce qui pourrait empêcher alors un fou furieux fanatisé d’envoyer des écoliers aux chambres à gaz et vers la mort si on ne regarde pas le passé en face ?
« L’Etranger d’Albert Camus et Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera sont des romans que je chéris et qui m’ont permis de grandir. »
Pouvez-vous nous parler de votre expérience de vie avec l’association Year Up ?
J’ai travaillé avec Year Up Chicago pendant l’été 2015. Ce fut une expérience profondément significative et révélatrice en rencontrant des jeunes de tout Chicago qui étaient confrontés à la discrimination, à la violence, à la pauvreté et à des problèmes psychologiques. Je pouvais m’identifier à eux à un certain niveau, mais j’ai aussi beaucoup appris d’eux sur les États-Unis et leurs problèmes raciaux et socio-économiques permanents. Cette période de ma vie a certainement été à la fois difficile et inspirante, et Life is Everywhere, l’album de Arms and Sleepers en a été directement influencé.
Tout au long de Everywhere Else Left Behind, on y entend des lectures de textes de Milan Kundera ou d’Albert Camus portées par la voix de l’actrice Sofia Insua. Pourquoi ces choix-là et qu’apportent-ils à l’album ?
Ce sont des auteurs qui m’ont profondément marqué dans ma vie. L’Etranger d’Albert Camus et Le livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera sont des romans que je chéris et qui m’ont permis de grandir. J’ai voulu inclure quelques extraits de ces auteurs parce qu’ils représentent aussi qui je suis, d’une certaine façon. Il m’a donc semblé authentique de les incorporer d’une manière ou d’une autre dans ma musique.
Folktronica, Post-Rock, Glitch… autant de termes pour tenter de définir la musique d’Arms And Sleepers, votre autre projet. Avec Saigon Would Be Seoul, on pourrait ajouter le terme de Modern Classical. J’ai pu voir que vous n’étiez que peu intéressé par les étiquettes et les styles, trouvant sans doute que cela contribuait à enfermer votre musique dans des limites. Alors, pourquoi pour Saigon Would Be Seoul ce choix du piano solo et d’ailleurs est-ce un choix ?
Le choix du piano n’était pas vraiment délibéré, c’était simplement une décision naturelle car je joue du piano depuis toujours. Pendant mon enfance et mon adolescence, ma mère en jouait tout le temps, c’est comme une bruit de fond qui m’accompagne depuis toujours, quelque chose de relié très étroitement à ma vie la plus intime. Je pense que je peux m’exprimer le plus sincèrement derrière un piano, même si je ne suis pas si bon techniquement. Mais quand il s’agit de composition, le piano est l’endroit où je me sens le plus en paix.
Dans le communiqué de presse qui accompagnait le disque, vous dites que durant toutes ces années avant de vous installer aux Etats-Unis, le piano a été la seule constante dans votre vie. Vous a-t-il finalement sauvé la vie ?
Le piano est un élément central de ma vie. Le piano et la musique en général m’ont protégé de nombreux traumatismes et de douleurs liées à mon histoire personnelle, c’était un processus, un mouvement à la fois d’évasion, de sortie de soi mais aussi de confrontation à soi et donc de retour à soi, comme une indécision entre introspection et rejet du passé. C’est comme cela que l’on se construit ou que l’on se reconstruit. Après, je ne sais pas si cela m’a sauvé la vie, je suis trop nihiliste pour le croire vraiment mais cela a certainement joué un rôle majeur en me permettant de rester assez sain d’esprit pour continuer à vivre l’absurdité de la vie.
Depuis vos débuts avec Arms And Sleepers, vous entretenez un rapport étroit à l’image mais aussi au cinéma. Avec Saigon would Be Seoul, vous allez encore plus loin avec un court-métrage, To Tell A Ghost, dans lequel vous racontez votre parcours durant votre enfance. Vous pouvez nous parler de ce court-métrage ?
Oui, le cinéma a toujours joué un rôle important dans ma vie et celle de Max. Le film documentaire To Tell A Ghost est ma première aventure cinématographique, c’est un court métrage très personnel de 12 minutes. Il parle de ma famille, de ma ville natale et de mon héritage bosniaque et c’est quelque chose que je voulais faire à la fois pour moi et pour ma famille. Avec l’aide de deux réalisateurs allemands, Chris Piotrowicz et Stefan Ehrhardt, nous avons tourné le film dans ma ville natale de Mostar, en Bosnie-Herzégovine, et il comprend une courte performance au piano dans le cadre du film documentaire. Toute la musique utilisée dans le film est celle de mon projet solo Saigon Would Be Seoul. Ce fut un film difficile à réaliser, mais je suis heureux de l’avoir fait et je suis extrêmement heureux de la façon dont il s’est déroulé. Il est actuellement projeté dans divers festivals de cinéma avec l’espoir de le rendre public au début de l’année 2020. Le site web www.totellaghost.com fournit un historique plus détaillé du film.
Vous sortez Everywhere Else Left Behind sur {int}erpret null, un label que vous avez fondé avec Mark McGlinchey. Pourquoi ce label ?
Nous avons créé {int}erpret null par désir d’avoir plus de contrôle créatif sur la musique et l’art que nous produisons, et aussi pour plus d’autonomie et donc de liberté. Je pense que la plupart des artistes recherchent un certain niveau de liberté pour respirer, même dans les contraintes évidentes de l’industrie musicale (les contraintes financières étant les plus évidentes). Mais chaque fois que tu as la capacité de faire les choses toi-même et d’investir en toi, je pense que ça vaut la peine de poursuivre. C’est donc ce que nous avons fait.
Si vous deviez trouver ce qui distingue le processus d’écriture entre votre expérience avec Arms And Sleepers et celle-ci avec Saigon Would Be Seoul, quelles seraient les différences ? Vous êtes-vous autorisé plus de choses dans ce travail en solo ?
La différence est simple : il s’agit de travailler avec quelqu’un d’autre plutôt que de travailler seul. Chaque fois que vous travaillez avec quelqu’un d’autre, il y a une dynamique complexe dont vous devez tenir compte. Vous vous rendez extrêmement vulnérable lorsque vous partagez quelque chose de très personnel avec quelqu’un d’autre alors que cela n’a pas d’importance lorsque vous êtes seul. Si tu es seul dans une pièce, tu peux composer de la musique et te mettre à pleurer si tu le souhaites. Tu n’as pas tendance à faire ça avec quelqu’un d’autre dans la pièce, même si c’est quelqu’un de très proche de toi. Il y a, bien sûr, du positif et du négatif des deux côtés. Trop de l’un ou l’autre n’est probablement pas très bon.
A quoi ressemblera le prochain disque d’Arms And Sleepers ? Sera-t-il nourri de votre expérience avec Saigon Would Be Seoul ?
Je suis impliqué dans Arms and Sleepers depuis 13 ans maintenant, donc je ne pense pas que ce sera basé sur ma nouvelle expérience en solo. Il y a un système en place pour Arms and Sleepers, et il est difficile de le contourner. Et c’est bien, chaque projet existe pour des raisons différentes. Une partie de Arms and Sleepers sera bien sûr toujours qui je suis, et qui je suis est la même personne que celle qui est derrière Saigon Would Be Seoul. Le nouvel album de Arms and Sleepers sera le premier d’une série de six albums qui sortiront en 2020. C’est donc une chose assez importante (et très conceptuelle) que nous faisons, une partie de la musique électronique, une partie de la musique classique moderne, une partie de la musique ambiant, et un tas d’autres choses. Je suis excité de partager d’autres nouvelles à ce sujet bientôt.
Propos recueillis par Greg Bod.
Everywhere Else Left Behind de Saigon Would Be Seoul est sorti le 21 juin 2019 sur le label {int}erpret null. Retrouvez-le dans le Top albums 2019 de Greg Bod.
Vous pouvez également compléter cette lecture avec le 5+5 que Mirza Ramic nous a proposé en juin dernier.
Arms and Sleepers – SAFE AREA EARTH sort le 15 janvier 2020