Immersion malsaine dans une entreprise familiale déconnectée du réel, Succession demeure une des immenses surprises de l’année passée. Retour sur cette pépite cynique et fascinante de chez HBO.
Rarement à la télé on n’aura vu (et aimé) des personnages si détestables. Personne, absolument personne ne sort grandi et victorieux, humain dirais-je, de ce vaste jeu de massacre que propose Succession au cours de ses deux premières saisons. Fruit de l’imagination perverse de Jesse Armstrong, britannique déjà aux commandes de certains épisodes de Black Mirror, la saga familiale propose d’assister au combat de coqs que se livre la fratrie Roy (3 hommes et une femme) pour éventuellement succéder à leur père, Logan, magnat des médias, new-yorkais à la tête d’une entreprise de news et divertissement la plus productive du monde économique, et accessoirement une des plus grosses fortunes du pays. 80 ans, le besoin de laisser la place…mais sur le papier. Car ce Rupert Murdoch fictif, cette réplique du Roi Lear au pays de Trump, déteste à la fois l’idée de se séparer de ce géant médiatique qu’il a mis en place durant son règne fait de coups bas et d’obstination malsaine, et l’idée de léguer tout cela à l’un de ses héritiers.
Car le véritable problème (et enjeu) de ce scénario plutôt classique, c’est que Logan Roy n’aime pas ses enfants. Séparé de leur mère, il ne trouve chez aucun les qualités et les compétences pour être calife à la place du calife. Et sous ce regard à la fois méprisant et déprimé de cette situation, les querelles entre les frères et soeurs, tous nés avec une cuillère d’argent, et dans un monde complètement hors-sol – d’ailleurs beaucoup de scènes montrent les personnages souvent dans des hélicoptères, apparaissent tellement pathétiques, terrifiantes, désespérantes. Mais jubilatoires.
Car oui, ce qui fait le sel et la teneur de Succession, mais aussi le plaisir du spectateur, c’est d’assister à cette tragédie shakespearienne contemporaine avec autant de dégoût que de fascination. Appuyée par le score parfait, à la fois grandiose et intime de Nicolas Britten, cette lente descente dans les affres d’une chorale humaine affamée de pouvoir et de fric, bloquée par de vrais problèmes inhérents au passé ou aux relations familiales (problèmes d’alcool, sexuels, de domination, de mésestime de soi…) tout concourt pour organiser, au fil des épisodes, un bal glaçant de ce que la nature humaine a de plus noir, plus mesquin, sans qu’aucune réelle empathie ne vienne adoucir le tableau, souvent comique, mais surtout abject.
On n’insistera pas sur la mise en scène type caméra embarquée pour cerner au plus près les protagonistes de ces jeux de pouvoir pervers, pas plus qu’on ne reviendra sur les interprétations magistrales des actrices et acteurs, Brian Cox en tête (Golden Globe pour lui) en parfait colosse autoritaire et désabusé. On insistera par contre sur la géniale analyse d’un monde de luxe et de vanité, où les géants d’autrefois ne savent plus gérer un monde devenu plus évolué et high-tech qu’eux et leur environnement révolu. Ce monde des médias en crise, où chacun cherche à se renouveler et à rebondir pour rester le dominant de la situation, reste une parfaite métaphore à ce (finalement) drame familial d’où personne ne sort réellement indemne, et où les pervers ne sont pas, in fine, ceux que l’on pense. Brillant.
Jean-François Lahorgue
Sucession, série américaine de Jesse Armstrong
Avec Brian Cox, Jeremy Strong, Sarah Snook
Deux saisons de 10 épisodes chacune (60 mn chaque épisode)
Diffusion : 2019 – HBO (USA), OCS (France)
https://www.youtube.com/watch?v=poKKkdJhRbA