Après avoir sévi au sein des Cocteau Twins, un des groupes dont l’influence ne cesse d’augmenter les années passant, Simon Raymonde est également à la tête d’une des grandes réussites créatives de ces vingt dernières années avec le label Bella Union. Profitons de See You Tomorrrow, le dernier disque des américains de The Innocence Mission et première sortie de l’année 2020 pour revenir sur le parcours d’un grand passionné.
Benzine : Vous avez fêté l’année dernière les 20 ans du label Bella Union qui s’est lentement mais sûrement comme un des labels qui comptent aujourd’hui dans le Rock indé et au-delà. Pour ne citer qu’eux, on pourrait citer Beach House, Fleet Foxes, Midlake, Les Czars et John Grant ou plus récemment The Innocence Mission. C’est de votre propre expérience de groupe avec les Cocteau Twins que vous est venu cette envie de créer un label comme Bella Union Simon Raymonde ?
Simon Raymonde : Forcément un peu oui. Une carrière et même une vie c’est le lot de tout un tas d’expériences que l’on vit, que l’on subit parfois. Pour être complètement honnête, la plupart de nos expériences avec les labels du temps de Cocteau Twins ont été toujours été plutôt compliquées. Elles commençaient sous de bons hospices mais cela finissait toujours mal. Cela n’a rien d’inhabituel, tous les artistes vous le diront. Peu de relations parfaites fonctionnent indéfiniment. Dans mon esprit, un label c’était un peu comme une famille dont j’étais fier de faire partie, avec 4AD, on a connu des moments merveilleux et quelques moins bons. J’essaie de reconstituer cela avec Bella Union.
Si le groupe débutait aujourd’hui, auriez-vous signé avec les Cocteau Twins chez Bella Union ?
Haha. Oui, et non. Si Cocteau Twins débutait sa carrière aujourd’hui ce ne serait sans doute pas aussi simple. Mais théoriquement, oui bien sûr. Qui ne travaillerait pas avec une chanteuse aussi merveilleuse qu’Elizabeth Frazer ?Je ne suis pas sûr que beaucoup de labels signeraient des Cocteau Twins de nos jours. Mais qu’est-ce que j’en sais ? Je ne sais pas pourquoi les labels signent les trucs qu’ils sortent ! Je sais seulement pourquoi je le fais !
Quels souvenirs conservez-vous de votre expérience avec 4 AD et Ivo Watts-Russel et quelles leçons en avez-vous tirer pour Bella Union ?
Beaucoup de grands moments, pendant cette période de notre vie où nous étions désireux d’apprendre, d’absorber des informations, de rencontrer des gens et de faire l’expérience de la vie en général. Ivo est vraiment un être merveilleux et il avait un goût exquis pour l’art et le design ainsi que pour la musique. Il m’a fait découvrir Arvo Pärt et je lui en suis très reconnaissant !
Côté business, c’était autre chose, plus difficile à gérer pour nous. Beaucoup de nouveaux groupes semblaient profiter de notre succès et je ne suis pas sûr que nous en ayons tant que cela tiré partie, enfin peut-être pas autant que nous l’aurions souhaité, mais c’est une bonne leçon à apprendre. Les labels indépendants qui sont » gérés » par une seule personne comme 4AD et Bella Union ont une identité assez singulière, certainement au départ, et qui ne plaira peut-être pas à tout le monde. Maintenant que je suis des deux côtés de la barrière, la dimension créative et humaine mais aussi l’indispensable complément que la dimension affaire, je suis parvenu à concilier ces deux parties désormais.
Vous avez connu l’âge d’or des labels indépendants et des identités fortes artistiques. Comment défend-t-on l’indépendance aujourd’hui ?
L’indépendance doit être défendue avec acharnement. Mais nous devons être positifs et optimistes en gardant toujours nos yeux et nos oreilles ouverts. Il y aura toujours de nouvelles personnes à entrer dans l’arène, avec cette naïveté de la jeunesse et cette arrogance qui veut que » tout soit possible » et, avec un peu de chance, il y aura des idées et des méthodes de travail tout à fait nouvelles qui s’avéreront encore plus efficaces que les vieux modèles du passé, mais seul le temps nous dira si cela a de la longévité. Ce qui fonctionnera toujours, c’est qu’un artiste hors-normes rencontrera toujours son public. Cela ne changera jamais. Ce public-là est peut-être plus petit qu’avant et plus difficile à trouver que jamais auparavant, mais il EST là. J’espère qu’il y aura davantage de scènes et de labels régionaux au cours de cette nouvelle décennie. Il est important d’embrasser les préoccupations locales aussi bien que nationales et internationales.
Le monde du disque vit actuellement une crise ou peut-être pourrait plutôt dire une phase de transition. On constate un effritement des ventes depuis de nombreuses années mais aussi un retour du vinyle. En parallèle, le streaming explose et la dématérialisation numérique également. Quelles qualités devront avoir les artistes des dix prochaines années ? Le réalisme ? La persévérance ?
Je pense que nous en avons toujours eu besoin. Nous sommes bombardés quotidiennement de messages sur la façon dont nous devrions faire ceci ou cela, et je crains que cette culture ne soit devenue si dépendante du téléphone et des médias sociaux qu’elle a oublié comment communiquer ; il faut donc apprendre une nouvelle langue, et il faut remédier à cette dépendance excessive à l’égard de la technologie. Avoir le contrôle sur vos droits d’auteur reste plus important que jamais. Les artistes qui DOIVENT faire de la musique survivront toujours et c’est toujours une question de persévérance. Mais la plupart des artistes ne sont pas réalistes, nous sommes des idéalistes et cela peut s’avérer être un tour de manège parfois inconfortable
Pensez-vous que les modes d’écoute impactent la composition d’un disque ?
Les groupes pensent à ce genre de choses et selon le type de groupe que vous êtes, et votre public principal, oui, absolument, la construction du tracklisting de l’album peut être influencée par ce que notre public veut ou ce que nous pensons que notre public veut. Si vous cherchez uniquement le succès dans les charts, alors vos critères pour construire l’expérience d’écoute parfaite de l’album seront très différents de ceux d’un groupe qui aime l’expérience de l’album en tant qu’expérience et qui raconte une histoire pendant plus de 40 minutes. Certains artistes pop ne pensent même pas à la face A, à la face B, etc. Et certains compositeurs ne pensent jamais à condenser les choses dans des compartiments. Mais le « consommateur » est le membre le plus fluide de la chaîne, donc si votre livraison est correcte et que l’accès au marché est fluide, tout est possible.
C’est quoi être un artiste aujourd’hui ?
Il faut savoir conserver cette notion de plaisir dans la création. Il faut savoir lâcher prise, se laisser aller à l’abandon. Bien sûr, cela peut être terriblement déroutant mais ne vous laissez pas submerger par la peur. Arrêtez les médias sociaux pendant un moment et cessez de vous soucier des analyses ! Ecrivez de bons morceaux ! Laissez les choses se faire !
Le meilleur espace pour se révéler à soi-même et puiser ce qui vous fera, vous, c’est la scène, le rapport au public. Et puis je pense qu’il ne faut jamais oublier combien c’est bon de pouvoir créer, d’exprimer ses propres sentiments à travers le média que l’on a adopté.
Aujourd’hui plus que jamais un label doit-il en plus d’avoir une démarche esthétique doit il aussi avoir une démarche d’éthique ? Dans ce cas quel serait l’éthique de Bella Union ?
Je ne suis pas sûr que Bella Union est une éthique propre en soi. La grande majorité des labels ont des esthétiques, des volontés artistiques mais je ne suis pas sûr que pour rendre singulier le travail d’un label, il soit nécessaire de mettre en avant cela. La singularité vient des artistes que nous signons. Un label ne doit jamais imposer sa volonté artistique à un musicien. L’artiste reste au centre du processus de création de son projet.
Esthétiquement, nous avons notre propre design et notre style, je crois, mais sans rien imposer à nos groupes. Cela ne nous empêche pas d’avoir plein de choses qui nous tiennent à cœur chez Bella Union. On est habités par les mêmes interrogations que celles qui traversent notre société contemporaine. Je pense que si l’on veut que les choses changent, c’est à chacun de participer et de sensibiliser les autres. Je pense par exemple à la mixité dans le monde du travail mais aussi dans celui de la création, de la musique et du Rock en particulier. Nous essayons d’avoir une répartition 50/50 dans notre catalogue de 70 artistes, autant de femmes que d’hommes mais aussi au sein de l’entreprise Bella Union
Parmi les premiers artistes que vous avez signé chez Bella Union, il y a les Czars de John Grant. Je trouve que votre relation avec lui est assez emblématique de la démarche du label. Vous lui avez laissé le temps de s’installer dans la durée. J’imagine que c’est une source de grande fierté que cette réussite de John Grant. En parallèle, avez-vous des regrets ?
Pas vraiment. Je pensais que l’histoire de Lift To Experience et la façon dont tout cela s’est terminé était un regret, mais plus maintenant. Les choses ne finissent pas mal à cause d’une chose ou d’une personne et alors que j’avais l’habitude de sur-analyser, maintenant je sais que j’ai toujours fait de mon mieux dans une situation particulière, et ce que je pensais être juste à l’époque, même si avec le recul j’aurais fait différemment.
Pendant 20 ans, vous avez mis votre propre carrière musicale entre parenthèse. Considérez-vous cette phase-là comme une forme de deuil obligé après la séparation des Cocteau Twins ou avez-vous trouvé dans votre implication dans Bella Union une forme de compensation créative ?
Un peu des deux ! C’est certainement de cette dernière façon que je me suis justifié, mais je pense maintenant que j’étais tout simplement incapable d’avancer complètement, comme un robinet qui ne coulerait plus !
Votre père, Ivor Raymonde, était lui-aussi un compositeur. Il a entre autres travaillé avec Dusty Springfield ou encore Scott Walker. Vous a-t-il influencé dans votre travail de composition ?
Non pas ouvertement mais son influence est partout autour de moi, quotidiennement et je n’aurais rien pu faire de tout cela sans son amour et son soutien qu’il m’a donné quand j’étais enfant.Je n’ai pas son talent, mais j’ai le mien. J’espère que les deux peuvent être appréciés indépendamment l’un de l’autre !
La musique des Cocteau Twins résiste bien au temps, elle a influencé bon nombre de groupes, de Sigur Ros à Beach House en passant par le Shoegaze. Pourtant, à l’époque, dans les années 80, vous étiez à part de cette scène post-Punk non ?
Je ne sais pas vraiment. Peut-être que nous l’étions, mais nous n’en étions pas conscients. Quand tu es au milieu de tout ça, il n’y a pas de « Post-punk » et il n’y a pas de « scène », il y a juste toi qui fais ta musique et les autres groupes qui font la leur. On nous a appelés « goth », « new wave », « new age », « post punk », « shoegaze », « dream pop », « pop atmosphérique », « pop de chambre », « Dark pop », « rock alternatif » et probablement bien d’autres choses encore. Peut-être qu’il y avait une scène mais je ne pense pas que nous en faisions partie, ou peut-être que nous y étions pour un jour ou deux ! Nous avons essayé de faire de la musique aussi intemporelle que possible.
Vous avez formé avec Richie Thomas Lost Horizons. Vous aviez déjà collaboré ensemble du temps de This Mortal Coil et Cocteau Twins ? Pourquoi ce projet ? Commenciez-vous à ressentir une frustration à ne plus composer ?
Non je pourrais composer n’importe quand mais avoir un catalyseur, un but est utile et me fait me sentir moins coupable du temps que je ne donne pas à Bella Union ! On ne se souciait pas du « produit » ou de quoi que ce soit du genre. On était juste là à s’amuser et se laisser porter par les morceaux qui venaient. Quand les affaires prennent le dessus et que cela devient trop rigide, on perd cette dimension récréative qui n’empêche pas l’exigence.Je voulais quelqu’un de spécial à la batterie mais qui me laisserait aussi seul pour faire la musique et qui serait heureux pour moi de « conduire le bus« , pour ainsi dire ! On vient de finir le mixage du second disque avec Richie et on en est très fiers.
Dans votre processus de composition à l’époque des Cocteau Twins, vous travailliez d’abord en studio avec Robin Guthrie les parties instrumentales et une fois que le morceau était élaboré, Elizabeth Frazer venait poser ses parties vocales qu’elle inventait au fur et à mesure. Vous avez travaillé sur Ojala, avec Lost Horizons avec plusieurs chanteurs et chanteuses dont Karen Peris.
Comment avez-vous travaillé avec elle ?
Sur tout l’album, j’ai travaillé exactement de la même manière. Il suffit de poser la musique en pensant au chanteur et de lui envoyer la musique. Le mieux est de garder les choses simples. J’ai envoyé la musique à Karen et je lui ai demandé si elle voulait chanter dessus. Comme elle ne l’avait pas fait avant, j’étais sûr qu’elle dirait non, mais étonnamment, elle a adoré et a enregistré sa voix en quelques jours ! Heureusement, elle a fait la même chose sur le deuxième album !
Les mots de Karen Peris comme son chant sont dans un refus de trop d’effets, les voix ont toujours eu une grande importance dans votre travail. Vous considérez Birds Of My Neighborhood (1999) comme l’un de vos trois disques favoris. On connaît l’importance de la voix dans votre univers musical. Qu’entendez-vous dans la voix de Karen Peris ?
De la vulnérabilité, de la fragilité mais jamais de façon péjorative ou manipulatrice. C’est un son suprêmement évocateur et parfois oui c’est souvent triste mais les meilleures choses le sont généralement ! Sa capacité à rendre envoûtant même l’événement le plus banal est un don rare. Une des meilleures voix qui soient. On n’est pas peu fiers chez Bella Union d’avoir signé The Innocence Mission. N’oublions pas qu’exception faîte de l’expérience A&M Records, Karen et Don n’ont jamais eu de label pour les soutenir. Quelle injustice !
Cette signature de The Innocence Mission chez Bella Union, cela vous semblait comme une évidence et que pensez-vous que Bella Union puisse apporter à The Innocence Mission ?
Eh bien, je ne peux pas en dire autant. La réaction des autres est vraiment hors de mon contrôle mais leur donner la POSSIBILITÉ d’un public plus large est un privilège absolu et un honneur et j’espère les amener un jour au Royaume-Uni et en Europe pour qu’ils se produisent pour nous.
Chacun des disques de The Innocence Mission a sa propre couleur. Si vous deviez qualifier See You Tomorrow, comment le décririez-vous ?
C’est comme un coucher de soleil rose et chaud par un jour d’hiver au bord de la mer. Le ciel est plein d’abricots et de pêches et l’eau est froide et bleue. On est comme dans tous les disques de The Innocence Mission guidé par le jeu de guitare de Don Peris à la fois subtil, discret et élégant.
Comment accompagnez-vous The Innocence Mission avec Bella Union ? Un groupe comme eux, fort d’une expérience de 30 ans, leur laissez-vous une totale indépendance ou participez-vous au processus de composition même discrètement ?
Je soutiens tous les artistes du label de la même manière. Je leur demande ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin, quelle aide ils recherchent et je me débrouille si c’est musicalement, financièrement ou spirituellement !
Nous voulons tous être aimés et je suis sûr qu’ils ne sont pas différents. Ils savent que nous aimons TOUS leur musique et feront tout ce que nous pouvons pour que le plus de gens possible les entendent, en Europe et au Royaume-Uni.
Quelles seront les prochaines sorties de Bella Union ?
See You Tomorrow est la première sortie pour 2020 puis il y aura le retour de Ren Harvieu avec son premier disque en 7 ans. Un nouvel album de BC Camplight également . La bande sonore de Sex Education, et beaucoup de choses que je ne peux pas révéler !