Il fallait bien de l’audace et du culot pour se réapproprier un peu du répertoire de Jean-Sébastien Bach. Avec In Bach, le français Arandel dépasse toutes les espérances avec un disque délicieusement bancal, un pied dans le passé et le respect de l’oeuvre déjà présente, un pied dans l’irrévérence et dans le futur.
Combien d’auteurs Pop se sont essayés à mélanger l’univers de la chanson populaire avec celui de la grande musique ? Ils sont peu nombreux car souvent la quête est couronnée de peu de succès, quand il ne s’agit pas de magistrales erreurs. Il serait difficile de ne pas évoquer Wendy Carlos quand on parle de ce mélange entre Pop, électronique et musique classique d’autant quand il s’agit, comme ici , de Jean-Sébastien Bach. On pourrait partir plus loin encore et parler des expérimentations de Clara Rockmore autour du Théremine, cet étrange instrument de musique électronique ancien, inventé en 1920 par le Russe Lev Sergueïevitch Termen.
Arandel avec In Bach prend la tangente des travaux autour de Bach jusqu’à présent proposés mais, en même temps, il en est le prolongateur ; l’exact fil de continuité. Car la grande musique accepte toutes les transformations, assume les immenses changements, aime qu’on lui trouble ses humeurs. In Bach est né d’une rencontre avec le musée de la Musique à la Philharmonie de Paris qui a permis au musicien français de se confronter à des instruments rares comme la viole de gambe, certains violons ou des psaltérions du Moyen-Âge. Le résultat est à la fois exaltant, totalement nouveau et absolument inédit. Pourtant la matière première est déjà connue, elle est même une icône de notre langage musical universel. Bien plus que de moderniser les partitions du maître adulé, Arandel malaxe une matière. Il ne fait pas un disque « à la manière de » mais s’appuie plutôt sur des thèmes pour amener sa musique ailleurs. Rien que les noms des protagonistes qui apportent leur pierre à l’édifice donnent quelques indices sur la démarche amorcée. Excusez du peu : Gaspar Claus, Petra Haden, Ben Shemie échappé de Suuns, Barbara Carlotti, Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia, deux pianistes au répertoire touchant aussi bien aux œuvres contemporaines que classique, d’Aphex Twin, Murcof ou encore l’école minimale. Il faut compter aussi sur Areski, Sébastien Roué ou encore Thomas Bloch – un soliste bien connu (croisé chez Tom Waits ou Radiohead) pour utiliser des instruments rares comme les Ondes Martenot, l’harmonica de verre et le Cristal Baschet qui joue des pièces d’Olivier Messiaen, Edgar Varèse, Arthur Honegger, ou d’André Jolivet. On n’oubliera pas de citer Emmanuelle Parrenin, cette artiste folk auteur de Maison Rose (1977) où elle tente une rencontre entre musique expérimentale, folklore traditionnel et percussions. La dame s’accompagne d’une vieille à roue, d’une harpe et d’une épinette des Vosges dans un univers atypique.
Ce qui fait lien entre tous ces musiciens, c’est peut-être cette volonté à décloisonner les espaces-temps, à tirer du passé et de l’ancien une matière nouvelle. Rien de surprenant donc à retrouver Vanessa Wagner ici, étant elle-même signée sur le label Infiné. In Bach permet de rappeler toute la pertinence et toute l’exigence du label parisien qui édite aussi bien le Mayola de Labelle que le Barlande de Pedro Soler et Gaspar Claus, Rone Ou Aufgang. Il est passionnant de voir une scène s’intéresser au répertoire classique, on a déjà parlé de Vanessa Wagner, on pourrait y ajouter le travail d’Olivier Mellano qui va chercher tout autant dans le contemporain que dans des formes plus anciennes comme les mélodies de Gabriel Fauré pour son projet Baum en 2018.
« Ils sont revenus hier, ils se sont installés dans la cour. C’est presqu’une petite armée maintenant, des enfants avec des munitions de pommes blettes. Il a plu, une pluie lente et collante. Ils n’ont pas l’air de la sentir. D’ailleurs, on dirait qu’ils ne me voient pas non plus. » (Arandel)
Arandel, lui-même, n’en est pas à son premier coup d’essai.Ce qui est étrange avec cet artiste (ou groupe, on ne sait trop car le projet se joue de nous dans l’anonymat), c’est qu’il semble toujours amorcer son travail d’un postulat de départ souvent marqué par une restriction. On se souvient de In D (référence à Terry Riley) où les samplers et les instruments Midi étaient interdits au profit de seuls instruments traditionnels. A lire sur le papier le programme proposé par Arandel, à savoir une relecture des partitions de Bach, on pouvait craindre le pire, une énième récréation élitiste de musicologue fatigué, un dépoussiérage paresseux ou une vision hermétique. Mais bien au contraire, ce malaxage, cette fusion échappe à tous les écueils. Clavitimbre, clavecin de Goujon à deux claviers, piano Erard , autant de noms étranges pour autant de sons oubliés redécouverts et enregistrés là dans une petite église dans la lagune de Venise, ici inspirés par Live Electronic Music (1974) de Richard Grayson & Tom Oberheim, là émus aux larmes par l’arrangement à quatre mains de György Kurtág et de son épouse Marta. C’est à travers les filtres divers de la multitude des interprètes de Jean-Sébastien Bach qu’Arandel aborde le maître.
L’irrespect est de rigueur tout au long de ce disque passionnant, l’irrévérence dirons-nous plutôt mais une irrévérence de bon goût. In Bach alterne les franches libertés avec les partitions originales, les totales re-créations ou des interprétations plus fidèles. Rien Qu’All Men Must Die en ouverture sert de manifeste à l’ensemble, Arandel maniant autant sur ce titre des instruments anciens que des claviers numériques, l’ensemble est frelaté par cette voix artificielle comme extraite d’un traducteur automatique. Petra Haden (fille de Charlie, contrebassiste de Jazz et sœur de Josh Haden, leader de Spain) porte cette réinterprétation du Prelude N°2 IN C Minor de sa seule voix, le tout secondé par une musique électronique qui semble avoir retenu les leçons de l’école répétitive. Bodyline n’est autre que l’adaptation du Canon super Fa Mi BWV 1078, la musique de Bach incarnée par le chant de Ben Shemie hésite entre Trip Hop, réminiscences de Boards Of Canada et accents exotiques entre Mayola médiéval et orient de pacotille.
Sur Bluette, Arandel invite Barbara Carlotti pour une réincarnation (ou une forme de réinvention des mots) de la résistante communiste et ancienne déportée Charlotte Delbo. Aux Vaisseaux inspirés des Canons BWV 1087 qui donneront à leur tour naissance aux Variations Goldberg se rapprochent des œuvres d’Emmanuelle Parrenin et ce n’est pas seulement la présence de cette dernière sur ce titre qui affirme cela. C’est comme si Arandel, avant d’inviter ses interlocuteurs à participer au projet, s’était assuré qu’ils entrent là en territoire connu. Hysope toute en dramaturgie mystique sonne comme la rencontre possible entre The Caretaker et Aphex Twin. Joué au clavitimbre, le minuscule Crab Canon n’est pas seulement une transition ou un faire-valoir mais bel et bien une comptine abîmée et stridente.L’Adagio, BWV 564 devient Ces Mains-Là, un monologue incertain entre un Areski tortueux et l’autre, celui qui vieillit inexorablement, comme une malédiction nécessaire.
In Bach n’est absolument pas un disque de néo-classique, In Bach n’est absolument pas un disque d’electro, il est une entité à part, une aventure intrigante, une démarche hantologique qui ranime. les traces culturelles du passé, comme des empreintes invisibles et qui permettent aux fantômes d’époques révolues de s’exprimer, de remonter à la surface, de s’affirmer dans notre modernité.
Greg Bod