Jacques Le Rider et Klemens Renoldner ont constitué un recueil de textes destiné à mieux comprendre les rapports du grand écrivain autrichien Stefan Zweig avec la politique, l’exil et le destin des juifs pendant la période 1933-1942.
Dans sa préface Klemens Renoldner précise que l’année 1933 avec « la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne et le début de la persécution systématique des Juifs » marque un tournant décisif dans l’œuvre de Stefan Zweig. « C’est ce qui marque le début de sa crise d’identité. Le présent recueil des essais discours et entretiens tient compte de cette césure chronologique. »
Cet ouvrage rassemble donc des entretiens avec divers journalistes de l’Europe centrale à l’Amérique du Sud en passant par l’Europe Occidentale, notamment la France et la Grande Bretagne où il a résidé un certain temps, l’Amérique du Nord où il a voyagé et séjourné et l’Amérique du Sud où il s’était établi mais où il mit rapidement fin à ses jour ; quelques-unes des nombreuses allocutions qu’il a prononcées suite aux nombreuses sollicitations qu’il recevait ; des réflexions sur les sujets d’actualités, des articles pour la presse ; des propos introductifs à diverses manifestations ; des conférences et divers propos de circonstance. Il faut bien comprendre que Zweig était déjà un auteur connu et reconnu dans les années avant la guerre et que comme intellectuel juif, il a été très sollicité pour formuler un avis sur les sujets abordés ici. Thomas Quinn Curtis, journaliste américain, dans un article publié dans Books Abroad, vol. 13, 1939, rapporte qu’Une enquête menée récemment par la Société des Nations à propos de la littérature contemporaine a mis en évidence la popularité de Zweig lui-même. Il occupe aujourd’hui la première marche du podium. Il est l’auteur vivant le plus traduit et le plus lu.
Dans sa préface de Klemens Renoldner écrit : « L’œuvre de Zweig est profondément marquée par les circonstances politiques de son époque, mais l’auteur affirme dans le même temps qu’il méprise la politique ». Tout le monde voulait obtenir l’avis de Zweig sur les événements politiques mais lui détestait la politique, il craignait comme la peste la récupération et surtout l’interprétation de ses propos. Son lectorat était principalement germanophone, surtout au début de la période étudiée, et il ne voulait pas le perdre. Il prétendait aussi que la plainte de celui qui souffre passe vite pour une jérémiade et que la réprobation a beaucoup plus de poids quand d’autres la formulent. Hélas, les états et les religions n’ont pas compris son message et ont bien mal défendu la cause du peuple juif. Il a longuement plaidé l’idée d’une Europe unie, respectueuse des libertés individuelles de chacun mais le nationalisme était beaucoup trop fort à cette époque pour que cette idée ait la moindre chance de se concrétiser.
L’exil fut l’autre question importante à laquelle il dut moult fois répondre. Il prétendait être bien partout, aimait travailler dans les grandes bibliothèques françaises, anglaises et américaines, se plaisait partout où il résidait avec Lotte, sa seconde épouse, et il rencontrait partout où il allait des intellectuels émigrés comme lui, arrachés à leur sol et souvent moins bien lotis que lui qui a toujours été bien accueilli par des éditeurs étrangers. A mon sens ce n’est pas de l’exil dont il souffrait le plus mais du déracinement, de la perte de ses racines, de la coupure avec sa langue, de la distance avec ses lecteurs qui pouvaient le lire sans le truchement des interprètes en lesquels il avait une confiance limitée. Il aimait profondément Vienne et je ne suis pas sûr que Vienne l’aime tout autant aujourd’hui. En séjour dans cette ville en septembre dernier, j’ai été surpris qu’on nous parle de Mozart et des architectes qui ont façonné la ville mais jamais de Zweig ni de Freud. De vieux démon auraient-ils survécu ?
Au-delà de la politique et de l’exil, la question qui préoccupa peut-être le plus Zweig est le sort des Juifs, leur devenir mais aussi leur responsabilité dans le sort qui leur a été réservé. Il leur a toujours dit de rester éloignés des positions le plus exposées, de ne participer à la prise des décisions qui engagent les peuples, les états, les nations… de ne pas donner le bâton pour se faire battre. Mais il a défendu vigoureusement à travers le monde entier la cause du peuple juif martyrisé, il a soutenu le sionisme comme solution, ou plutôt partie de solution. On le croyait fataliste, attaché à ses intérêts commerciaux, mais je crois qu’il avait très bien compris ce qui attendait le peuple juif. La passivité des Américains notamment, a laminé ses derniers espoirs. Il n’aurait pas voulu d’une vie de sous homme, d’untermensch qui selon ce qu’il pensait, allait être réservée à son peuple. Il avait déjà soustrait beaucoup de temps à son art…, trop pour continuer ainsi.
Pour moi Stefan Zweig est un immense écrivain, installé au pinacle de mon panthéon littéraire, mais dans ce recueil on voit surtout un homme qui doit lutter pour exercer son art, pour rester en relation avec ses lecteurs, un homme engagé dans la lutte pour défendre son peuple même si beaucoup n’ont pas compris la finesse de ses analyses. Pour conclure, j’ai emprunté ce propos à Thomas Quinn Curtis : « Il a réussi à échapper aux dangers de la grande célébrité. Il ne deviendra jamais un Grand Ancien. Sa rafraîchissante modestie lui a permis de rester jeune ». Devant l’Holocauste, il est difficile d’évoquer l’écrivain, on peut toutefois penser à ce qu’il aurait pu écrire dans d’autres circonstances.
Denis Billamboz