À l’occasion de la ressortie événement par Carlotta Films de l’immense Sátántangó (1994) de Béla Tarr, inédit en salles, coup de projecteur sur le cinéaste, le contexte du film et son l’importance dans l’Histoire du cinéma contemporain.
Biographie
« Si j’étais pessimiste, je ne ferais pas de cinéma. Je fais des films pour montrer le monde qui m’entoure« , confesse ce réalisateur radical méconnu, dont l’œuvre singulière donne une vision inéluctable d’un monde en déliquescence. Né le 21 juillet 1955 à Pécs (Hongrie), Béla Tarr se rêve philosophe mais s’initie au cinéma en fabriquant, à seize ans, des documentaires, ce qui lui permet d’entrer aux studios Béla Balazs, où il produit en quatre jours son premier film, Le nid familial (1977), influencé par John Cassavetes. Diplômé de l’école supérieure de cinéma et théâtre de Budapest en 1981, il réalise deux chroniques réalistes sur le socialisme : L’Outsider (1981) et Rapports préfabriqués (1982), avant d’affirmer son style avec l’adaptation pour la télévision de Macbeth. Ce film de soixante-douze minutes comporte deux plans : un de cinq minutes avant le générique, l’autre de soixante-sept minutes, longue prise où lenteur et métaphysique empreinte autant au metteur en scène Miklos Jancso qu’au maître Andreï Tarkovski. Béla Tarr voit le monde une dernière fois en couleur avec Almanach d’automne (1984), puis débute le règne du noir et blanc avec Damnation (1987). Il faut attendre sept ans de réflexions avant de découvrir l’immense Sátántangó, en 1994. Après plusieurs années de financement et de tournage, place à Les Harmonies Werckmeister (2000), premier film à être distribué en France. En 2004, adapté d’un roman de Georges Simenon, L’homme de Londres participe au festival de Cannes 2007. Le cinéaste enchaîne avec un projet sur le dernier jour de la vie de Friedrich Nietzsche, philosophe dont l’empreinte plane sur son œuvre. Somptueuse fable apocalyptique, Le Cheval de Turin remporte l’Ours d’argent au festival de Berlin en 2011, distinction qui récompense « l’un des grands créateurs de ce temps », précise le critique Emile Breton. L’artiste déclare alors : «Au cours de mes 34 ans de cinéma, j’ai dit tout ce que je voulais dire. Je peux le répéter, mais je ne veux vraiment pas vous ennuyer. La boutique est fermée. C’est tout.» Sa carrière de cinéaste terminée, il continue d’enseigner le cinéma à la Film Akadémie de Berlin où il inculque sa vision du 7e art. Cette acuité a permis notamment l’essor de jeunes cinéastes, comme le regretté Hu Bo dont le monumental An Elephant Sitting Still (2019) a été parrainé par le maître cinéphile hongrois.
Contexte
En 1985, le critique Peter Balassa propose à Béla Tarr le manuscrit Sátántangó, écrit par Laszlo Krasznahorkai, peu de temps avant sa publication. Sa lecture incite immédiatement le cinéaste à rencontrer l’écrivain pour le convaincre de porter cette histoire à l’écran sans l’adapter. « Je n’ai rédigé aucun scénario. J’ai utilisé le roman en le feuilletant au fur et à mesure« , déclare le réalisateur, en précisant qu’il ne s’agit pas d’une adaptation du livre. Après de nombreuses discussions l’écrivain accepte et se trouve lié intimement au projet, lequel durera presque neuf ans à cause de problèmes de financement et de production, ainsi que de la durée du tournage en extérieurs, sans oublier le montage. Entre temps, le 2 mai 1989, la Hongrie a ouvert sa frontière avec l’Autriche après le démantèlement du Rideau de fer, frontière symbolique entre l’Europe, les États-Unis et les pays sous influence soviétique ; puis le 23 octobre 1989, le président Matyas Szüros proclame la nouvelle République de Hongrie. Dès sa sortie en 1994, Sátántangó est unanimement encensé par la critique internationale.
Désir de voir
« Quand on réalise un film qui dure sept heures et demie, cela veut dire qu’on ne tient pas compte des usages. » avertit le réalisateur, une précaution utile avant de visionner cet Everest. Véritable film somme, cette œuvre monde offre une expérience cinématographique unique. Béla Tarr transpose in extenso le roman de László Krasznahorkai, en respectant sa littéralité comme aucun cinéaste, ni avant ni après lui, ne l’a fait : il retranscrit l’effet de la lecture en déclinant le récit en douze chapitres et trois entractes, introduisant des morceaux du roman par une voix off, fil rouge qui relie le début et la fin. Loin d’être un roman filmé, le long métrage s’autorise des digressions peu communes. Le récit débute entre rêve et cauchemar par un sublime prologue en plan-séquence, lent travelling où le splendide écrin noir et blanc habille le paysage d’une cour de ferme boueuse ; quelques vaches sortent de l’étable et circulent tandis que les habitants déshumanisés boivent pour consoler leur misère et leur perte. L’atmosphère est plantée. « Il n’y a pas d’horizon, ni fond, ni perspective, ni limite, contour ou forme, ni centre…« , définit le philosophe Gilles Deleuze. Béla Tarr décrit avec sa caméra-plume ce village perdu de la Puszta, immense plaine hongroise sur laquelle les habitants végètent et complotent pour distribuer l’argent de la coopérative agricole, ceci avant l’arrivée inattendue d’un faux gourou, véritable personnage dostoïevskien, – messie ou Satan – qui personnifie la Hongrie post-communiste. Lopins de terre infertiles balayés par la pluie et le vent amplifient le contexte et les difficultés. Pour décrire ce néant, l’auteur étire l’échelle du temps, contemple ces errances en s’articulant sur une structure symétrique chorégraphiée comme un tango, pas en avant, pas en arrière.
Une mise en scène spirale comme une ritournelle taciturne composée d’ellipses, de longs moments silencieux et contemplatifs, de répétitions. Une esthétique picturale en nuances de gris terreux, entre ciel et terre, une unité chromatique qui souligne la saleté spectrale sublimée par les panoramiques, des mises en abyme étourdissantes, des lents plans-séquences d’une beauté sensorielle dévastatrice et fascinante. « On a l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau cinéma« , s’enthousiasme le cinéaste Gus van Sant.
Cette œuvre romanesque exigeante, implicitement politique, d’une maîtrise formelle inégalée, fait se côtoyer une poésie naturaliste et le chaos nihiliste dans une séquence finale paroxysmique. « L’une des œuvres les plus importantes de l’histoire du cinéma« , confirme Michel Reilhac, ancien directeur de a chaîne Arte.
Elle influencera Martti Helde, auteur de l’immense Crosswind, la croisée des vents (2014) et Hu Bo à travers An Elephant Sitting Still (2019). Là aussi deux autres joyaux.
Venez donc découvrir dès aujourd’hui cette sensationnelle expérience cinématographique inhabituelle, distribuée en trois parties (Partie 1 : 137mn / Partie 2 : 125mn / Partie 3 : 177mn), dans une magnifique restauration en 4K, à partir du négatif d’origine 35mm par la société Arbelos, en étroite collaboration avec The Hungarian FilmLab. Un solennel voyage vers le néant à s’offrir impérieusement, avant la fin…
Sébastien Boully