En 1989, les Cure vont offrir à leur public la somme de leur travail dans un album splendide aux couleurs automnales, après deux albums résolument plus Pop. Un album des Cure Bigger and Louder. Smith « progressise » sa Pop, dilate le son et l’espace, et termine une évolution musicale d’une cohérence et d’une qualité rares. Indispensable !
Dieu que le temps a passé vite !
Qu’il semble loin le temps des tâtonnements. Ce temps où l’on faisait ses armes dans quelques pubs enfumés des grises banlieues londoniennes; où l’on se faisait la main dans de petits festivals de campagne fleurant bon la bouse de vache et la bière bon marché.
Qu’il est loin le temps de l’indécision. Cette époque trouble où la musique comme les idéaux s’écroulaient un à un, ne laissant dans les usines de Manchester comme entre les oreilles d’adolescents désemparés, qu’un immense champ de ruines. Il ne reste plus rien à sauver. La nouvelle génération ne rénovera pas, elle construira.
Elle marchera, hésitante, sur les cendres encore chaudes du grand Punk devenu poussière et bâtira sur cette dépouille pourrissante le devenir des eighties triomphantes.
Qu’il était difficile à cerner ce premier album vacillant, hésitant; ce premier album bringuebalant, qui avançait à l’aveugle sur un terrain miné. Ce Three Imaginary Boys qui sort en 1979 pour l’enterrement en grandes pompes du Brit Punk et qui semble vouloir s’affranchir maladroitement de ce style générationnel tout-puissant. Un disque en constant déséquilibre qui cherche sa propre voie encore freiné par les réminiscences d’un autre temps.
Puis viendra la lumière. La lumière artistique, créatrice, qui brillera dans les ténèbres les plus épaisses. Cette illumination artistique perdue dans les brumes glaciales d’une Cold Wave naissante.
L’étincelle dans l’obscurité. Trois albums d’une noirceur implacable. Une montée en crescendo dans la psyché malade d’un auteur tourmenté. Une dépression en Work in Progress qui pompera le souffle vital d’un groupe à bout de nerf. Un masochisme cathartique violent vomi par la voix écorchée d’un Robert Smith perdu dans les limbes chimiques de l’héroïne, qui va écrire les plus belles pages d’un après-Punk destructeur. La Cold Trilogy va déferler sur l’Europe piégeant dans la glace un Rock en mutation et un groupe déjà usé dans la paranoïa naissante d’un succès grandissant.
Et ce petit succès, cette gloriole underground pour mélomanes avertis va se transformer en véritable triomphe mondial avec le diptyque Pop ( The Head on the Door / Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me) véritable renaissance pour le groupe et son leader. Une sortie des ténèbres par le haut, par ce petit trou qui laissait passer la lumière. Une fin de thérapie mise en musique offrant une Pop solaire à ses fans, une Pop débroussaillée de ces ronces, de ces fleurs venimeuses qui endolorissaient la musique des Anglais. Le groupe est au sommet des charts, sur le toit du monde musical. La Curemania va envahir le monde et propulser les égos fragiles des Anglais devant les yeux scrutateurs de millions de psychiatres hurlant dans les stades du monde entier.
Les Cure sont maintenant tout en haut de l’Olympe. Plus rien ne peut les atteindre. Presque dix ans de carrière et pas une seule fausse note. D’un post-Punk mouvant et insaisissable à la création (avec quelques autres) d’une Cold Wave triomphante, et jusqu’à la mutation réussie vers une Pop racée, intelligente et ambitieuse, Smith et sa bande n’ont plus rien à prouver à qui que ce soit et semble s’être sortis de cette peur viscérale de vivre.
Mais les racines du mal sont profondes et les esprits encore fragiles.
Robert Smith va fêter ses 30 ans et l’heure, malgré la gloire et l’apaisement Pop, est à la remise en question.
Ce succès – mérité – , cette ascension fulgurante que va déclencher le doublé Pop (The Head on the Door / Kiss Me…) viennent mettre le doute dans la tête encore embrumée de Smith. Et si ce succès était immérité ? Si sa Pop était trop facile, trop commerciale ? Et si The Cure s’était vendu aux sirènes marchandes s’achetant à moindre frais une gloire facile ?
Smith sombre, comme quelques années auparavant, dans cette dépression qui s’accroche à sa carcasse comme la pluie sur l’Angleterre. Une dépression qui plonge le gamin de Crawley dans une incertitude professionnelle et une réflexion sur le devenir de sa musique qui devient obsessionnelle.
Mais comme à chaque fois la dépression chez Smith n’est pas stérilisante, immobile. La mélancolie chez les Cure se fait bouillonnante, débordante. Elle ne tétanise pas, elle transcende. Elle permet la remise en question, elle fait mal mais insinue le doute dans les âmes et régénère dans la douleur la créativité du groupe.
C’est de la dépression, de la remise en question que va naître le huitième album des Cure: Disintegration.
De désintégration il va d’ailleurs en être très rapidement question avec l’éviction du compagnon de toujours, de l’ami d’enfance. Lol Tolhurst, le frère, l’ex-batteur passé aux claviers n’est plus que l’ombre de lui-même. Lol ne suit plus, son addiction à l’alcool, son manque d’implication de plus en plus prégnant et ses lacunes de claviéristes amplifiées par une ivresse quasi-continuelle force Robert Smith à l’exclure définitivement du groupe où il sera remplacé par Roger O’ Donnell (ex- Psychedelic Furs).
Ce changement, si il est forcément douloureux, va donner à Smith la possibilité d’une amplitude musicale inédite profitant du talent de son nouveau claviériste. Les essais live, les nombreuses démos vont amener le frontman des Cure à centrer – encore plus – ce nouvel album sur la mélancolie synthétique des claviers. Les claviers vont devenir l’élément central et diffuser cette grandiloquence romantique qui va baigner Disintegration.
C’est d’ailleurs eux, qui viennent sonner le début des hostilités sur une Plainsong beaucoup moins simple que son titre ne le laisse paraître.
Une montée en crescendo avant que la solennité synthétique des claviers et la voix étouffée de Smith – gavée d’effets ( écho, réverb…) – semblant venir faire l’oraison funèbre de la Pop solaire et décomplexée de Kiss me,… emportent le morceau vers un romantisme outré, une emphase inédite. C’est cette emphase, cette exubérance musicale qui saute aux oreilles immédiatement.
L’efficacité Pop à l’oeuvre sur les deux derniers albums ( Et dans dans toute l’oeuvre des Cure finalement. Smith étant avant tout un immense Popsong Writer.), ces morceaux courts à la mélodie accrocheuse vont muter, se transformer. Smith en pleine réinvention de lui-même et de sa musique, poursuivi par la dépression et en pleine possession de sa créativité veut offrir au public la quintessence des Cure.
Pictures of you commence la litanie « tubesque » de l’album avec un morceau qui aurait aisément trouvé sa place sur The Head on the Door avec sa Pop cafardeuse, mais là où le calibrage FM de The Head… en faisait un vrai disque Pop – certes de qualité – mais construit pour la « gagne », Disintegration n’a comme son – unique ! – auteur, plus rien à prouver. Le morceau prend son temps pour installer son ambiance, son univers. L’urgence commerciale et radiophonique pour appâter le chaland n’aura pas lieu ici. Ce titre Pop aurait pu être expédié en 3:30 minutes, mais Smith vient dilater sa Pop, lui offrant le temps de prendre sa pleine et définitive forme, la forme qu’il souhaitait lui donner. Les morceaux plus courts – au formatage radio -, les tubes en puissance de cet album assez solennel vont d’ailleurs trancher nettement avec les morceaux plus longs, plus étoffés de l’album. Smith connaît parfaitement son art, et en bon artisan va ciseler deux joyaux Pop qui vont permettre à un album plus complexe que les deux précédents (même si il reste tout à fait accessible) de toucher le grand public sans ne jamais céder à la facilité.
Tout d’abord en revisitant la berceuse. Lullaby met au prise l’enfance, la fragilité face à l’horreur, l’odieuse arachnide dévoreuse de chair, avaleuse d’âmes qui hante les placards des chambres mal éclairées. Allégorie de l’enfance maltraitée, de la dépression ou de la brulante héroïne qui emprisonne – empoisonne – les inconscients qui viennent jouer trop près de sa toile. Smith susurre un texte malsain au son d’une comptine cauchemardesque et livre un « tube » aussi improbable que réussi. Viens ensuite le cadeau de mariage que Robert a offert à Mary. Un petit bijou de simplicité, une Lovesong comme la déclaration presque enfantine d’une âme à une autre, le souhait d’un amour éternel, sincère et purificateur. Smith délivre une interprétation toute en fragilité et un solo d’une pureté désarmante qui déchirerait en deux ton putain de coeur blasé. Une merveille de simplicité aussi courte qu’efficace où l’émotion de ces quelques notes te file les frissons et accompagne en beauté les vers touchant de Robert.
Les teintes automnales déjà à l’oeuvre sur les titres mainstream vont encore s’accentuer. La basse bourdonnante (très présente et véritablement magistrale sur tout l’album. Merci Simon Gallup !) sur le lancinant et très Rock Fascination Street ou bien le nerveux et fascinant titre éponyme Disintegration dont les lignes de claviers et de basse ont très surement inspiré le grand Joe Hisaishi pour les B-O des films de Kitano-san, viennent nous remettre à l’esprit que les Cure savent encore fabriquer du gros son. Mais malgré cela, malgré ces morceaux enlevés, cette puissance Rock qui tente de percer la mélancolie, rien ne parviendra pas à rehausser la vibration basse du skeud. Ni la sublime Last Dance qui nous entraîne par sa nostalgie et son ambiance vaporeuse dans le domaine mysterieux du Grand Meaulnes ou encore cette « trilogie de la pluie » – comme on pourrait l’appeler – avec Prayers for Rain, The Same Deep Water as You et l’émouvante Homesick avec son piano nu, sans fard, qui t’entraîne au bout de ce voyage mélancolique, ce trajet à pied sous la pluie tiède qu’est l’album.
Disintegration, dix ans après le premier album du groupe, semble s’offrir au public comme le chant du cygne d’un groupe qui semble avoir fait quasiment la décennie 80 à lui tout seul.
Navigant de genres en genres, les fabriquant, les dépassant, les détruisant au fur et à mesure des albums, de leurs doutes ou de leurs dépressions. Robert Smith fait la synthèse du navire Cure et expose la somme de plus de dix ans de travail dans un album testament. Disintegration garde les marqueurs essentiels du groupe, conserve en état l’ADN Cure, mais dilate l’espace, il rallonge ses morceaux et « progressise » sa Pop avec une maîtrise implacable. Les Cure ont fait évoluer leur musique allant d’un Rock Gothique titubant, adolescent – terme que n’appréciera jamais Smith – vers un Romantisme musical fin et racé; un Romantisme Baudelairien, décadent et écorché vif.
Il y aura d’autres albums, plus ou – souvent – moins réussi mais le travail du groupe semble terminé. Ils ont ouvert les eighties dans un brouhaha de commencement de décennie, de tâtonnements bien légitimes et les terminent dans une maestria sonore et musicale parfaitement accomplie, une évolution artistique d’une cohérence sans failles.
La désintégration aura bien lieu. Les années 80 disparaîtront. L’oeuvre des Cure, elle, en sera encore plus vivante.