Arandel a sorti il y a peu InBach, un disque culotté autour des compositions du Cantor Jean-Sebastien Bach. Culotté mais mûrement réfléchi avec une distance jamais exempte d’une bonne part de modestie et d’humilité. Retour avec l’instigateur du projet pour un entretien au long cours en deux parties.
Benzine : Arandel, vous revenez avec InBach sorti le 24 janvier dernier chez Infiné. Un disque que j’ai qualifié dans ma chronique pour Benzine de « délicieusement bancal, un pied dans le passé, un autre dans le futur ». Il faut voir que sur InBach, vous choisissez de malaxer la matière des œuvres de Jean-Sebastien Bach avec des instruments d’époque mais aussi des synthétiseurs pour employer vos propres propos. Comment vous est venue cette idée ?
Arandel : (Après une longue hésitation) L’idée d’utiliser les instruments d’époque m’est venue de cette proposition du Musée de La Musique de Paris. A l’origine du projet, il y avait cette proposition qui m’a été faite de faire un album avec les instruments du Musée de la Musique suite à une création que j’avais faite là-bas pour une « Nuit Blanche ». Pour ce qui est de mélanger les synthétiseurs avec ces instruments acoustiques d’époque ou non, ça cela ce n’est pas une idée, c’est avant tout ma manière de produire de la Musique, c’est la matière que j’ai sous la main dans mon studio et que c’est comme cela que j’ai appris à faire de la musique. Cela n’a jamais été un choix conscient. Les deux versants m’intéressent dans la musique, l’acoustique et l’électronique. Je n’ai jamais cherché à conscientiser cela. A côté de cela, je n’ai absolument pas une culture héritée des conservatoires, j’ai commencé très tôt en école de musique, j’ai dû commencer à apprendre à 3 ans et j’ai arrêté vers 6 ans car j’avais une très bonne oreille et je jouais tout d’oreille. Le solfège ne m’intéressait pas et cela a fini par devenir problématique dans mon parcours, je trouvais que cela demandait trop de boulot (Rires…). Cela ne m’a pas empêché de continuer à pratiquer la musique en parfait autodidacte durant toute mon enfance et mon adolescence. Je jouais des instruments qu’il y avait à la maison et je crois que cela se répercute aujourd’hui dans mon travail dans mon approche de la musique, je fais avec ce que j’ai sous la main. Je ne suis pas instrumentiste, je ne maîtrise aucun instrument, je ne connais aucun répertoire, je serai bien incapable de jouer du Bach, je ne peux pas lire une partition mais ce que je sais faire c’est faire de la cuisine, bidouiller dans mon studio, assembler des sons et créer des paysages sonores. Je suis plus paysagiste que compositeur.
Benzine : C’est loin d’être la première fois que la musique de Bach est ainsi « retravaillée ». On pourrait bien sûr parler de Wendy Carlos ou de Jacques Loussier. Si l’on pousse plus loin le raisonnement, les interprétations historiques, celles de Glenn Gould ou de Dino Lipatti ont, à leur manière, réinventées le répertoire en y apportant leur propre perspective unique, même s’il s’agissait simplement de jouer les notes originales sur un piano à queue, sans aucun élément supplémentaire ni expansion du monde sonore. Ce sont donc finalement des actes de trahison ou d’irrévérence. Votre disque a été très bien accueilli par la critique mais avez-vous eu des retours du milieu de la musique classique ?
Arandel : Je suis absolument d’accord pour cet exemple de Glen Gould. Rien que le fait de jouer du Bach sur un piano, c’est déjà aller plus loin que ce que proposait Wendy Carlos. Bach n’a pas connu le piano, jouer ces pièces-là de Bach sur un piano alors qu’elles ont été écrites pour un clavecin qui est un instrument totalement différent, qui n’a pas du tout la même dynamique, qui n’a pas du tout la même expressivité, qui n’a pas toutes ces pédales que peut avoir le piano.
Le simple fait de jouer sur du piano c’est déjà apporter une dimension supplémentaire aux notes originales, c’est déjà repenser l’intention de Bach. Je précise que je ne suis absolument pas un expert de l’œuvre de Bach. Vous citez dans votre question les termes de trahison et d ’irrévérence, je n’entends pas du tout ces termes-là, je ne les comprends pas. Bach a fait comme nous tous avec les moyens du bord avec les instruments qu’il avait. C’était un homme passionné de lutherie qui vivait sûrement avec son époque. Je trouverai fou d’imaginer que Bach continue aujourd’hui à produire de la musique comme au 18ème siècle, évidemment qu’il ferait de la musique avec des instruments d’aujourdhui. Sans doute qu’au 19ème siècle, il aurait été intéressé par les expérimentations de Luigi Russolo, qu’il aurait intégré des bruits dans sa musique comme Ravel. Bach a fait la musique de son présent mais il l’a certainement imaginé dans le futur. Il a sûrement imaginé que sa musique serait transformée, lui-même a transformé la musique du Passé. Il a réécrit des thèmes de Vivaldi, il a réimporté dans sa musique des thèmes de chants populaires. Bach avait déjà cette culture du Remix comme tous les compositeurs de cette époque qui travaillaient dans cette idée de la réadaptation, de la réorchestration. C’était beaucoup plus libre à cette époque-là. Cela me semble évident que si Bach composait aujourd’hui ce ne seraient pas sur des instruments d’une époque passée.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question, je crois qu’InBach n’est pas un album qui s’adresse aux gardiens du temple, que ce soient ceux de la musique classique ou ceux de la musique électronique. Forcément qu’un disque comme celui-là ne plaira pas aux puristes de tout bord ou à ceux qui veulent conserver l’une ou l’autre musique comme ils entendent qu’elle soit conservée. Je ne suis pas dans une démarche de conservation. J’ai parfois des retours d’artistes que j’ai approchés pour collaborer avec eux sur InBach qui me disaient parfois avant même avoir écoutés mes démos qu’ils ne s’associeraient pas au projet car Bach c’est parfait et l’on ne touche pas à Bach, ce que je peux entendre.Je n’ai pas cette culture musicale qui m’a amené à considérer Bach comme un dieu et donc son œuvre comme intouchable. Pour moi, Bach fait partie de l’inconscient collectif.
Benzine : Revenons à Wendy Carlos si vous voulez bien. Quand on évoque ces réappropriations de Bach, à coup sûr, le premier nom cité est celui de Wendy Carlos mais n’est-ce pas un peu l’arbre qui cache la forêt ? Wendy Carlos ne prend absolument aucune liberté sur Switched-On Bach (1968) où elle reprend à la note prés le répertoire de Jean-Sebastien Bach. Quelles seraient les réinterprétations qui vous semblent majeures des œuvres de Bach ?
Arandel : Juste une chose sur Wendy Carlos, quand vous dites qu’elle ne prend pas de liberté avec les pièces de Bach, je ne suis pas totalement d’accord avec vous. Il faut resituer Switched On Bach dans le contexte. C’est vrai qu’elle ne prend pas de liberté avec les partitions, par contre, jouer du Bach sur un Moog a fait plus que grincer des dents en 1968 à sa sortie car on n’avait jamais entendu Bach sur de tels timbres. Même ce que Loussier a fait du répertoire et même s’il a pris des libertés rythmiques et d’arrangements, on était encore dans un territoire connu et familier par rapport à Bach. Faire ça sur des synthétiseurs c’était très culotté. C’est quelque chose que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui car ces sons-là en 1968, c’était vraiment de l’inouï pour des amateurs de musique classique, ces sons-là n’avaient jamais été entendus. On ne pourra plus revivre cette surprise-là à écouter un compositeur que l’on croyait parfaitement connaître sur des sons inédits. Peut-on encore imaginer aujourd’hui des sons que l’on n’a jamais encore entendus ?
J’aime particulièrement l’interprétation de Loussier mais Contrepoint (2015), le disque de Nicolas Godin, un album que j’aimais déjà beaucoup avant de savoir que c’étaient des réinterprétations des œuvres de Jean-Sébastien Bach, je ne suis pas sûr d’y avoir entendu du Bach de prime abord. En tous les cas, ce n’est pas la raison qui m’a fait aimer l’album. Laibachkunstderfuge (2008), le disque que le groupe Laibach consacre à L’Art De La Fugue, pour le coup, il y a quelques trucs un peu durs à écouter. Mais ce qui m’intéresse plus que les albums qui s’appuient sur l’œuvre de Bach c’est de voir comment Bach s’est infiltré dans la production Pop depuis les années 50 et que pleins d’artistes empruntent à Bach. Quelqu’un comme Murcof par exemple ou les Beatles et cette Pop des années soixante qui a redécouvert le Baroque et le clavecin. Pour les artistes de cette époque-là, c’étaient un peu comme de nouveaux jouets à inclure dans l’instrumentarium Pop.C’est vrai que chez les Beatles, il y a plein de petits clins d’œil baroque, les trompettes. Je pense que dans le cas des Beatles, c’est plus le Baroque que Bach même s’il incarne plus que quiconque la figure du baroque, une espèce de grand commandeur. Je ne crois pas qu’il y ait des phrases de Bach chez les Beatles. Prenez un groupe comme The Left Banke qui est un peu la quintessence de la Pop Baroque. Même en France, un groupe comme Aleph, le premier projet de Laurent Petitgirard avec lequel il n’a fait que deux 45 tours. La face A de leur premier 45 tours s’appelle Toccata où il reprend le thème de la Toccata Fugue en Ré Mineur, le « mégatube » de Bach, Aleph n’en conserve que le thème pour en faire un slow langoureux Pop absolument magnifique. Ce qui est fascinant dans la musique de Bach c’est comment elle se transmute facilement, comment elle se transforme et comment elle est réingurgitée, comment elle apparaît dans l’histoire de la Pop soit en citations soit en clin d’œil, soit en transmutation, soit complètement digérée plus que n’importe lequel autre compositeur classique ou baroque.
« Je sais que certaines personnes détestent l’idée de faire des choses électroniques avec Bach. Mais il était lui-même un grand expérimentateur. Je voulais montrer que sa musique est là pour ouvrir des fenêtres. Chacun doit trouver son propre Bach
Ce que Bach a fait pour nous, c’est nous laisser une incroyable richesse de pièces dans lesquelles nous pouvons nous retrouver. Il n’a pas écrit sur sa propre souffrance, il ne nous attire pas dans son monde, il écrit sur toute l’humanité. Il ouvre le cosmos. »
Vikingur Olafsson
Benzine : Même si selon moi , InBach a peu à voir avec le courant néo-classique, pensez-vous qu’avec l’avènement du courant Néo-classique, l’intérêt grandissant du public pour les disques de piano solo, le post Rock ou la musique électronique qui empruntent aux codes de la musique classique, on rentre dans un nouvel âge d’or pour la musique classique ?
Arandel : Je ne saurai vraiment dire, je pense qu’il y a effectivement quelque chose qui est en train de se passer, en particulier le fait qu’un label comme Deutsche Grammophon s’ouvre depuis maintenant un moment avec ce format et cette série Recomposed à des compositeurs généralement plutôt électroniques et de revisiter des pièces du répertoire enregistrées le label. Il y a un intérêt, il y a assurément quelque chose qui est en train de changer. Si je dois parler à partir de mon exemple, on me propose de plus en plus de créations avec des élèves des conservatoires, des créations autour de concerts dans une ville, des travaux communs souvent passionnants. Je suis d’accord avec vous sur InBach, pour moi ce disque n’a rien à voir avec le courant néo-classique. Je remarque que l’on rapproche souvent le travail d’Arandel de ce courant, je ne vois pas le lien car je me trouve beaucoup plus Pop que néo-classique.
Benzine : Depuis vos débuts avec Arandel, il y a une constante rencontre entre l’électronique, la musique classique et la musique contemporaine. Pourtant, il serait bien difficile de normer et dater votre univers qui emprunte aussi bien aux codes de la musique électronique qu’en s’appuyant sur des instruments acoustiques. Si vous deviez définir votre musique mais aussi cette volonté de contrainte permanente dans votre travail, comment les décririez-vous ?
Arandel : Cela a à voir avec la manière dont j’appréhende le travail sur la musique, ce statut d’autodidacte et le complexe qui va avec. Je me rends compte depuis quelques années et plus particulièrement sur ce projet en côtoyant des musiciens et des instrumentistes, des gens lettrés en musique, qui savent lire un langage que je ne parle pas, je me rends compte en les voyant lire des partitions comme d’autres lisent des romans que je me suis fait ma culture musicale de manière empirique. Cette contrainte est là pour répondre à cette absence de guidance d’un maître ou d’un pédagogue, d’un professeur qui aurait pu m’orienter, me faire découvrir des choses, me dire ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Devant ce champ des possibles énorme que je ne maîtrise pas totalement (faire de la musique sans rien y connaître), ces contraintes-là me permettent de retrouver un cadre pédagogique pour avancer et ne pas me perdre. Ce qui rend InBach plutôt accessible, c’est que je serai bien incapable de reproduire une quelconque virtuosité dans mon jeu pour certaines pièces de Bach.
Les œuvres les plus virtuoses de Bach ne sont pas celles qui me parlent le plus finalement. On disait toute à l’heure qu’il y avait un Bach pour tout le monde, je crois qu’il y a aussi un Bach pour les érudits et les virtuoses. Certaines de ses pièces ont été écrites pour un public qui a des oreilles plus éduquées. C’est beaucoup plus facile quand on ne vient pas du Classique d’appréhender une pièce comme Sonatina car on a plus l’habitude que si j’avais fait une reprise in extenso de La Passion Selon Saint-Matthieu ou des Motets, des œuvres beaucoup plus virtuoses et classiques. Il y a aussi ce versant beaucoup plus écrit et technique chez Bach. Ce qui m’a plu dans le Bach que j’ai choisi pour InBach, c’est que je voyais un lien entre ces titres et ma culture Pop, ce sont des morceaux pour lesquels il n’est pas nécessaire d’être érudit pour les entendre.
La suite de notre entretien avec Arandel et à lire ici
Arendel dit de ne pas savoir lire le solfège.
Alors une question me vient à l’esprit, comment transmet-il ses « intentions » pour que les artistes (pianistes, clavecinistes) puissent lire et jouer sa musique ?