Le dessinateur et poète belge de l’évocation, Olivier Spinewine, revient avec un objet-livre « questionnant » comme le sont tous les projets dudit créateur depuis sa sortie de l’Université Libre de Bruxelles où nous nous sommes jadis rencontrés.
Quand vient le moment de m’atteler à la critique du nouveau projet de BD (mais s’agit-il vraiment d’une BD?) du dessinateur et ami Olivier Spinewine, je suis fort marri. Je me vois comme la cigale de la fable qui, ayant chanté tout l’été les louanges d’un art balisé par ses codes, son histoire, ses narrations, sa découpe en cases, en genres et sous-genres, se retrouve dépourvu quand la bise vient sous la forme d’une glose efficace de l’oeuvre atypique parue chez CFC, libraire et maison d’édition à Bruxelles.
Partons des acquis qui rassurent en général le chroniqueur: les apparentes mécaniques de construction de Corso à contre-main. Sur la base d’un bloc de cartes bristol aux couleurs pastels un peu passées, qui font ici office de pages du livre, le dessinateur imagine les pérégrinations d’un personnage qu’on croirait sorti de La Linea de notre jeunesse (vous vous souvenez ces deux petits personnages de dessin animé stylisés qui s’injuriaient à longueur d’épisode en se disputant la place en haut d’un palmier figuratif). Voilà c’est à peut près tout ce qu’on peut dire d’à peu près normatif sur Corso à contre main.
Tentons tout de même de démêler ce fil. Cette ébauche de personnage sans visage réel, héros du moment conté par Spinewine, traverse un monde suggéré mais signifiant, qui n’en finit pas de percuter ce bonhomme stylisé: quotidien brutal par son apparent réalisme terre à terre et par l’opposition de son dessin souvent plus détaillé que le protagoniste principal. Ce cheminement, au travers de ce qui ressemble, du coup, à un flip book sans le flip ou au contraire à un flip sans le book, amène le marcheur évanescent (ou le fuyard?) à croiser des décors urbains et naturels ainsi qu’une galerie de personnages détaillés. Des « passagers » de ce road trip qui interpellent la silhouette, essentiellement en italien, à coups de phrases piochées dans ce qui ressemble à un vieil Assimil. Où se rend l’homme sans visage? Qui est-il, ce sans matière? De quelle nature est son voyage? Chaque lecteur aura son interprétation, ou au contraire trouvera l’ensemble complètement vain. L’artiste est clivant, c’est un fait certain.
Pour la partie technique, autre élément qui en général rassure le critique BD, signalons que Corso à contre main est réalisé pour l’essentiel à la plume et à l’encre. L’ouvrage accentue ainsi un côté gribouillage de notes prises à la volée pendant une conversation téléphonique par exemple, quand le cerveau dessine mais que le sens nous en échappe un peu dans l’immédiat. Ou un carnet de voyage griffonné à la hâte. Le format bloc de cartes bristol est surprenant pour une BD, il semble accentuer cette impression de support de hasard au gribouillage.
M’hasarder à critiquer, plus personnellement l’oeuvre, comme une cigale aphone que n’évoquerait pas La Fontaine…
Corso à contre-main est une histoire qui donne et reprend aussitôt ce qu’elle vient d’évoquer. Je songe au voyage, sans doute un peu désorienté, d’un migrant en un pays où de la culture aux usages en passant par la langue, tout ressemble à la chute d’Alice dans le terrier du lapin blanc. Tout semble étrange, éthéré, surprenant, hallucinatoire, initiatique. Les lecteurs clivés trouveront sans doute que j’exagère avec ce baragouin dessinatoire qui ne mérite pas tant d’éloges…
Mais il me semble pourtant qu’il y a dans la démarche de Spinewine (que je n’arrive jamais à situer dans mon échelle de la classification des auteurs) quelque chose des narrations de Patrick Modiano, où on a d’abord l’impression de naviguer en territoire connu avant que n’importe quel élément narratif efface tout ce qui vient d’être dit d’un revers de manche. Un récit qui nous ramène perpétuellement à l’incipit du livre pour mieux le réinventer. Il y a, c’est une évidence et à mon humble avis, les mêmes ingrédients que dans la tentative de poésie du Lundi rue Christine d’Apollinaire, née de la trivialité du quotidien. Ce texte où la beauté survenait d’un détail, du sujet d’une phrase ou d’une sonorité, ou parfois simplement de l’incongruité d’un propos entendu au gré d’une balade parisienne.
On trouve aussi dans Corso, et c’est un habitude qu’on connaît chez un Spinewine qui s’en amuse via toute forme d’art, une façon de jouer les scientifiques entomologistes: ici de mots en italiens piqués sur une plaque de polystyrène comme autant de papillons du quotidien, à classer (entomologiste il l’est aussi en photographie où il s’amuse mêmement à avoir pour muse poétique un sujet incongru, un cadrage alambiqué, une surprise dissonante: voir son projet photo villevue). Mais on repère également dans ce livre au format étrange, un travail patient de collecteur de situations apparemment sans charme, qu’il recense ensuite en dessins stockés dans la vitrine d’un musée imaginaire qui finit par en sublimer la beauté générale ….
Chaque page du livre-chemin alterne les types de dessins différents, comme une sorte de glossaire d’une quête dont on ne sait rien, dont on ne comprend rien. Autant de volontés de classer le réel avec des définitions un peu embrumées.
Des définitions ensuite compilées et recensées au gré d’un bloc de fiches bristol, amies des scientifiques, en des dessins qu’on dirait produits par un dessinateur n’ayant jamais dessiné, voire un enfant qui raconterait son rêve. Un coup de crayon d’aquarelle (?) et d’encre dans la grande tradition de l’art brut théorisé par Dubuffet. Soit un art du doux délire, de l’expression enfantine spontanée, pratiquée par des mystiques… Mais je conviens que se revendiquer de l’art brut serait en soi contradictoire avec la définition même de cette forme d’art.
Maintenant que j’ai défini l’objet, que j’ai tenté de théoriser la méthode, avec grandiloquence, puis d’en décrire mon ressenti personnel, il me reste à donner mon avis. Quand j’arrive à me défaire des codes de la BD traditionnelle et que j’arrive à appréhender corso à contre main comme une toile contemporaine cachée sous de faux airs de BD , je trouve un charme certain à ce mini livre. Je me laisse happer par la démarche, et je loue le grain de folie de mon ami. Si je redeviens le quarantenaire pétri de BD plus standard et de bulles classiques…. Je me demande comment je pourrais sans coup férir conseiller un album de bande-dessinée qui brille surtout parce qu’il n’en est pas vraiment un. Déroutant.
Denis Verloes
Olivier Spinewine – Corso à contre main
CFC éditions – Collection 7 / 107
168 pages – 22€