[Interview] Arandel (Seconde Partie)

Poursuite de notre entretien avec Arandel, artiste inclassable qui pioche tout autant dans la musique contemporaine que dans l’électro ou la musique classique pour un résultat qui ne ressemble qu’à du Arandel. Profitons d’InBach, son dernier disque sorti chez Infiné en janvier 2020 pour comprendre qui se cache derrière cet alias et derrière l’un des premiers grands disques de 2020.

arandel
© Julien Mignot

(Première partie)

Benzine : Comment est né le projet Arandel ?

Arandel Arandel est né des suites d’un Remix que j’ai fait pour un groupe et qui l’a refusé. J’ai fait écouter ce remix à Agoria, il a été de suite très enthousiaste et il m’a dit « Allez, viens, on le lance chez Infiné. » Je me rappelle lui avoir dit : «  Attends, ce n’est pas possible, ce n’est pas un morceau à moi, c’est un remix pour un autre groupe. » Agoria qui ne lâche jamais rien me dit : « Ben, on leur demande, s’ils n’en veulent pas, ils seront peut-être d’accord ». On leur a demandé et ils ont tout de suite dit oui. Agoria m’a dit « Bon allez tu composes une Face B et on sort un single ». Je lui ai dit que je n’avais pas le temps de travailler sur une Face B, à l’époque j’ étais impliqué dans d’autres projets. Il a insisté en me disant que sans Face B, on ne pouvait pas sortir de single. Comme je n’avais pas le temps, je lui ai proposé de faire une variation du premier titre et d’utiliser les mêmes éléments que sur le premier titre.

Comme je ne voulais pas donner de nom à ce titre comme je ne l’avais pas composé et que c’était un remix, par ce clin d’œil à Terry Riley, c’est devenu In D car il était en Ré, la variation, je l’ai appelé In D II. Ensuite Agoria m’a dit « Fais un troisième morceau pour faire un Ep ou une exclusivité pour la distribution en digital. » J’ai donc fait une nouvelle variation en y ajoutant d’autre instruments. Petit à petit, il me demandait un morceau de plus et encore un morceau de plus. « Peut-être qu’il va manquer un morceau un peu plus Ambient pour bien équilibrer le EP ? » et en fait, je me suis fait « diriger » artistiquement sur la durée d’une année et à la fin de cette année-là, j’avais un album et c’est ainsi qu’est né In D et Arandel, le disque s’est fait malgré moi et à mon insu (Rires).

Benzine : Dès In D, votre premier disque sous l’alias d’Arandel, vous glissez des clins d’œil à la musique minimaliste, celle de Terry Riley, de Steve Reich ou tout le courant né des ateliers radiophoniques de la BBC. Si j’évoque plus précisément l’école anglaise avec des auteurs comme Delia Derbyshire ou Daphne Oram, c’est parce que  vous les citez souvent  comme des influences majeures dans votre approche de la composition. Qu’avez-vous retenu de ces musiciens ?

Arandel :  Tout d’abord un goût pour la manipulation physique du son, le fait que ce soient des bandes, l’inventivité qu’il y avait de réunie là, le fait d’imaginer ces gens et ces femmes en particulier dans les studios avec des outils et des jouets accompagnés de budgets confortables pour aller faire de la recherche musicale et sonore pour la radio et la télévision anglaises. J’adore cette idée, cela ressemble au paradis ! On vous donne de l’argent pour aller faire de l’expérimentation pour composer des jingles. C’est extraordinaire.

J’imagine un peu ces gens qui fonctionnent en équipes dans ces ateliers obscurs, je les prends un peu pour des sorciers et des sorcières avec leurs bouillons et leurs potions. Ils s’échangent des trucs. « Tiens regarde. Si on met une piste à l’envers, si on la découpe à tel endroit et qu’on la fait passer par tel truc en la ralentissant, on peut avoir le son d’un machin… ». L’invention des premiers échantillonneurs. Il y a un potentiel de fantasme autour de cette idée-là. Ce que je retiens là-dedans c’est la possibilité de faire de l’inouï et d’inventer de nouveaux sons avec des objets de tous les jours. Par exemple, une règle que tu vas prendre comme ça

(Arandel joint le mouvement à la parole et prend une règle qu’il frappe contre un bureau)

Vous allez l’échantillonner sur un clavier, ralentir le son et le jouer sur un Mellotron, vous obtiendrez un début de synthétiseur. Je trouve cela mille fois plus fascinant que d’aller prendre des banques de sons sur Internet ou sur un logiciel ou même d’aller triturer un synthétiseur pour obtenir des sons équivalents. Ce qui est rendu possible en termes d’invention sonore par ces objets et ces manipulations physiques me paraît mille fois plus poétique. Ce que je recherche finalement peut-être avec Arandel a sans doute plus à voir avec une démarche poétique. La contrainte permet la poésie.

Benzine : Pensez-vous que l’immensité des progrès dans la technologie musicale ont peut-être paradoxalement réduit le champ des possibles ?

Arandel :  Je crois que c’est le cas dans tous les arts. C’est Alessandro Baricco qui le décrit très bien dans Châteaux De La Colère (1995), il y parle de l’invention de la vitesse, son roman place un personnage au moment où l’on invente le chemin de fer et il décrit comment on a inventé la vitesse et comment s’est représenté l’invention de la vitesse à un moment où on n’imaginait pas que l’on puisse aller plus vite qu’un cheval. On n’imaginait même pas la notion de vitesse. C’est fascinant de lire et de comprendre cela aujourd’hui car le progrès a cet effet pervers qu’on s’y habitue et qu’en s’y habituant, on oublie à quel point c’est extraordinaire. On oublie par exemple combien c’est extraordinaire de communiquer comme nous le faisons en ce moment, vous et moi (par Skype) avec des ondes qui passent par on ne sait où ni comment. Pour moi qui me refuse à être Geek, je me plais à croire qu’il y a encore quelque chose qui relève de la sorcellerie là-dedans. Pour moi, un truc aussi basique que la radio, c’est encore de la sorcellerie, c’est encore de la poésie et de la magie.

C’est important de savoir prendre ou reprendre ce temps de (re)découverte de cette technologie, de ne jamais la prendre pour acquise car elle nous fait oublier tout ça. La technologie a cet effet pervers de toujours nous faire tendre vers le futur et l’idée qu’il va y avoir mieux. Par extension, dans la technologie, il y a cette idée de ne jamais se satisfaire de ce que l’on a car elle est dans une espèce de courbe exponentielle genre « Pour aujourd’hui tu as cela mais dès demain, ce sera mieux. » On est dans une logique consumériste et néo-libérale. « Tout ce que tu as, dès demain matin ce sera déjà obsolète. Il faudra le mettre à jour et ton synthétiseur, on va en faire une nouvelle version, et on va inventer une nouvelle technologie qui va te donner envie de tout reconsommer tout ça ».

Benzine : Pourquoi cet attrait pour les variations que l’on retrouve souvent dans vos disques ?

Arandel :  C’est probablement le fantôme de la musique de films. J’ai découvert les variations dans les musiques de films avant de comprendre que cela provenait de la musique classique. Cela me fascine comme chez Demy et Legrand cet art de transformer et de malaxer un thème pour en obtenir des variations, en faire un thème d’ouverture avec toutes les promesses que l’on peut avoir dans un thème d’ouverture. On pourrait évoquer les scènes de joie, de tension, de suspens et de malheur qu’il peut y avoir dans un film. Un même thème peut vous raconter tout ça s’il est bien varié et bien amené. Qu’un même thème puisse avoir plusieurs masques ou plusieurs visages, cela me fascine.

Benzine : Il y a toujours des rencontres importantes dans une carrière musicale, pour vous c’est assurément celle avec les membres fondateurs du label Infiné. Comment s’est faite cette connexion et qu’avez-vous trouvé chez Infiné que vous n’auriez peut-être pas trouvé sur d’autres labels ?

Arandel :  C’est Agoria qui a permis cette rencontre comme je l’ai déjà expliqué. Ce qu’il y a chez Infiné, c’est cette notion de famille. C’est peut-être un tout petit peu moins vrai aujourd’hui maintenant que nous n’avons plus ce Workshop que nous avons eu pendant des années à Tercé à  côté de Poitiers. Tous les étés, pendant 5 ou 6 ans, on se réunissait à la Carrière du Normandoux, une ancienne carrière de pierres, à 20 kilomètres de Poitiers. C’est un architecte Parisien, François Pin, qui avait acheté ce lieu-là pour en faire un lieu culturel et notamment un festival pendant tout l’été un peu à l’image du Festival des Nuits de Fourvière à Lyon avec du théâtre, de la danse et de la musique. Ce lieu avait ça de particulier que c’était une ancienne carrière de pierres qui, pendant son exploitation, ils avaient foré une nappe phréatique. Pendant tout le reste de l’exploitation, ils avaient une pompe qui évacuait l’eau. Le jour où l’exploitation s’est arrêtée, l’eau naturellement est remontée et un lac s’est formé au milieu de cette carrière de pierre. François Pin avait construit une grande halle au milieu du lac. On avait cet endroit tous les étés où l’on se retrouvait. C’était devenu un rendez-vous annuel avec la famille Infiné, les artistes et les gens qui travaillaient chez Infiné, petit à petit, les copains d’Infiné, les artistes qui amenaient leurs copines. Petit à petit, il y a eu des enfants. L’idée c’était que pendant une semaine, tout le monde vivait ensemble. Certains artistes étaient là pour travailler les uns avec les autres généralement sur des créations un peu uniques pour ce festival-là et à la fin de la semaine, il y avait trois jours de rendu public. Pour les gens qui habitaient sur place à la semaine ou pour les habitants de Poitiers, c’était un moment extraordinaire. On se retrouvait entre nouvelles signatures et plus anciens du label avec des gens comme Gaspar Claus. C’est dans ce cadre-là qu’a émergé la rencontre entre Vanessa Wagner et Murcof. Pour les gens qui étaient là ce jour-là, c’était un moment extraordinaire dans un lieu aussi magique que celui-là. Pour moi, Infiné c’est ça. C’est Alexandre Cazac qui t’appelle un jour pour te dire : « Dis donc, cela te dirait de jouer dans une carrière de pierres où un lac est apparu au milieu ? Allez je te rappelle, bye… ». Sans presque trop t’y attendre, tu te retrouves avec un rendez-vous presque familial tous les ans avec des artistes que tu rencontres, des gens qui débarquent, Charlemagne Palestine qui vient passer la semaine pour préparer un concert, Bernard Szajner qui vient avec ses outils enregistrer un album avec les artistes d’Infiné. Ce Workshop n’existe malheureusement plus depuis 4 ou 5 ans car la carrière a été revendue. C’est un petit peu moins familial car on n’a plus cet endroit où se retrouver, où passer du temps avec les nouveaux artistes d’Infiné. On se retrouve souvent ensemble sur des dates communes de concert, les soirées Club Infiné mais c’est le temps d’une journée.

 Benzine : Si je vous dis que je crois trouver une obsession constante dans votre travail depuis vos débuts dans ce rapport à la mémoire, la reconstruction du souvenir. Je pense par exemple à In Tono Rumori cette installation sonore en avril 2011 à la Gaîté Lyrique de Paris, pour 150 haut-parleurs sur trois niveaux, composée autour de la mémoire des murs du théâtre ou à InBach bien sûr. On a le sentiment que contrairement à nombre de musiciens, vous ne recherchez pas l’authenticité du son mais plus à un jeu des collisions des espace-temps, une démarche que je rapprocherai de l’hantologie, cette théorie héritée de Jacques Derrida qui affirme la possibilité d’émergence de matériaux inédits à partir d’éléments du passé et qui permettent des échanges entre les œuvres. Je pense à des artistes comme Leyland Kirby (The Caretaker) ou Boards Of Canada. Qu’en pensez-vous ?

Arandel :  Je suis fasciné par l’hantologie même si je ne connais pas très bien la théorie de Derrida qu’il lie à la philosophie de Karl Marx. Je vous avoue que je n’ai jamais très bien compris (Rires)

Benzine : Moi non plus si cela peut vous rassurer.

Arandel :  Je me suis rendu compte que j’étais fasciné par beaucoup de groupes qui se réclament de l’hantologie et se revendiquent de cet héritage-là comme Broadcast ou les artistes du label Ghost Box Records, un label absolument tourné vers l’hantologie. Je ne sais pas pourquoi cela me fascine mais par exemple dans mes mixtapes, on retrouve vraiment ce côté hantologie, celle sur Halloween (From Beyond, The Halloween Mixtape (2017)). L’artwork sur la pochette, cela vient d’un livre de vieilles photos d’Halloween du 19ème siècle. Les histoires que racontent ces vieilles photos, les évocations qu’elles portent. Je n’avais pas fait le lien avec In Tono Rumori, c’est vrai. C’est quelque chose de très  anglais l’hantologie, d’ailleurs les artistes du BBC Workshop y faisaient souvent référence.

 Benzine : A l’origine d’un disque, il y a toujours  une amorce, un déclic. Vous dîtes que pour InBach, il s’agit de Passacaglia, pourquoi ?

Arandel :  Je cherchais au départ quand le Musée de la Musique de Paris m’a proposé une carte blanche lors du Bach Marathon en mars 2018 et que je ne savais pas trop quoi faire, j’ai eu cette idée de faire un truc un peu hybride entre un DJ Set et un live où j’allais remixer des morceaux de Bach un peu en direct mais aussi jouer des réinterprétations de Bach par d’autres artistes électroniques. Pour faire ces remixes, comme je ne savais pas trop où chercher et que je ne voulais pas me limiter aux « Tubes », je ne voulais pas faire la Toccata, les Arias les plus connus ou le Prélude, j’ai demandé à des amis autour de moi «  Toi qui connais bien le répertoire de Bach, qu’est-ce qui te paraît possible d’intégrer dans un processus de relecture électronique ? Quelque chose peut-être avec une basse obstinée, avec quelque chose d’un peu répétitif ? ». Sébastien Roué, à qui j’avais demandé ces suggestions, l’organiste, le claveciniste qui joue quasiment de tous les claviers sur InBach et qui a été présent sur toutes les étapes de construction de l’album mais aussi Pierre Bornachot, le directeur artistique du Festival de musique baroque d’Ambronay. Les deux ont été unanimes et m’ont conseillé la Passacaille. Cela sonnait comme une évidence pour eux avec cette métrique, cette basse qui revenait, son caractère dansant. Cette œuvre-là était un clin d’œil évident aux origines de la Techno.

Après, je ne suis pas d’accord pour dire que Bach a inventé la Techno mais on peut imaginer Bach au milieu des origines de la Techno dans ce rapprochement avec la musique de transe et de danse et la Techno aujourd’hui. Entre les deux, il y a eu toutes ces musiques du Moyen-âge, de la Renaissance que Bach a repris, a augmenté et harmonisé sur lequel il a fait le Contrepoint qui ont évolué pour devenir ce que l’on connaît aujourd’hui dans la Techno. Pour moi, il y a une ligne assez évidente dans tout ça et c’est la danse. Bach a aussi composé des pièces de danse, la Passacaille en est une. En cela, je pense qu’elle est une ancêtre de la Techno mais elle n’en est pas à l’origine bien évidemment.

Benzine : C’est le Musée de  la Musique de Paris qui vous a ouvert ces portes suite au Bach Marathon et qui vous a permis d’approcher des instruments rares qui sont employés sur InBach. Pourriez-vous nous parler de ces instruments et l’emploi de ces instruments ont-ils imposés le choix des pièces du répertoire qui constituent InBach ? Malaxer la matière Bach c’est aussi l’adapter aux instruments que vous employez sur le disque j’imagine ?

Arandel :  En fait, cela s’est passé un peu dans les deux sens. Parfois, je suis parti des morceaux et l’on a cherché l’instrument et parfois ce sont les conservateurs qui m’ont proposé des instruments et c’est cela qui a donné l’idée à des morceaux. En tous les cas, il y avait cette idée que même si je malaxais la musique de Bach, je ne malaxerai pas les instruments au sens propre comme au sens figuré puisque je n’ai pas été habilité à manipuler ces instruments, il existe des politiques de conservation assez strictes qui font que même Gaspar Claus n’a pas eu le droit de manipuler une viole de Gambe historique mais qu’il n’a eu qu’un fac-similé car il n’est pas gambiste mais violoncelliste.

Il en est de même pour moi, je n’ai manipulé aucun de ces instruments mais c’était une question importante pour les conservateurs avec laquelle j’étais absolument d’accord, à savoir que si nous faisions un album avec ces instruments rares du Musée de la Musique de Paris, ce n’était pas pour noyer leurs sons dans des effets mais que pour ces instruments s’entendent et que je leur fasse un écrin, que je les mette devant et que je refasse mes arrangements pour eux. Il y a eu souvent beaucoup de retravail par rapport aux maquettes que j’avais faites et le résultat final qui a souvent dû changer car le son de l’instrument du Musée, ce n’était pas le son que je m’imaginais. Pour la Passacaille par exemple, j’avais utilisé un orgue pour la maquette et à la fin quand tu as l’orgue du Musée de la Musique avec ses souffles, ses soufflets, ses sons et ses craquements, cela rend superflu tout un tas d’autres orchestrations et arrangements à côté car l’instrument se suffit à lui-même. Il faut retailler et enlever des choses pour faire de la place à cet instrument.

On a utilisé une quinzaine d’instruments du Musée de la Musique de Paris sur le projet InBach. Il y avait l’orgue de salon Schweickart qu’on a beaucoup utilisé car il propose une grande variété de jeux et de timbres absolument stupéfiants. Il a pour particularité de devoir être actionné par une deuxième personne sur le côté, elle pompe avec le pied pendant qu’un autre instrumentiste joue. C’est un petit orgue de salon qui n’a rien à voir avec les orgues d’églises. On a eu aussi le Piano organisé Erard de 1791 qui est une sorte de petit meuble. Il y a une petite mollette dessus, un bouton qui vous permet de l’utiliser soit en orgue soit en piano d’où ce terme de Piano organisé. Il a un vrai son d’orgue quand vous jouez sur la molette et quand vous passez sur le Piano, il a plus un son de Piano Forte ou un Clavicorde. Vous n’avez pas la projection d’un vrai piano. Les deux peuvent être aussi utilisés en même temps. J’aurai adoré avoir un orgue comme celui-là chez moi car c’est hyper versatile. Il y avait aussi cette ondioline que Thierry Maniguet, le conservateur, est allé nous chercher dans les réserves du Musée de la Musique, un instrument qui n’a jamais été exposé ni joué. Il y avait aussi le prototype de l’orgue Hammond, le modèle A de 1935. C’est fou d’utiliser un modèle comme celui-là. Ce qui était passionnant c’est que l’on a dû faire avec le son de chaque instrument et on a découvert que le son d’un instrument, ce n’était pas juste le son d’une note mais c’étaient tous les sons que l’instrument produisait. Le musée est très attaché à ce son-là complet des instruments. Bien sûr au début c’était très frustrant pour moi de ne pas pouvoir manipuler ces instruments mais je savais bien que j’étais bien incapable de jouer la Passacaille ou la Sonatina sur ces instruments-là. Je me suis rattrapé après dans la post-production en jouant de mes propres instruments.

Benzine : Sur ce disque, vous êtes très entouré. Comment se sont faits les choix pour le « casting » des artistes qui vous accompagnent sur le disque ?

Arandel :  Le choix s’est fait morceau par morceau. Ce choix a été très orienté par les propositions de Pascal Régis qui m’a présenté Ben Shemie, Areski ou Emmanuelle Parrenin. Pascal est mon agent, il est aussi l’agent de ces trois artistes. Pour Barbara Carlotti par exemple, je savais que je voulais faire quelque chose avec elle aussi parce que le jour où nous avons fait cette création à la Nuit Blanche en 2017 sur les enregistrements des instruments du Musée, Barbara Carlotti était dans le public. J’aimerai bien aller lui parler pour lui proposer quelque chose. C’est naturellement que j’ai repensé à elle quand j’ai lancé le projet InBach. Je voulais qu’elle vienne chanter le slow de l’album, un slow sur un air de Bach comme un clin d’œil à tous ces morceaux des années soixante qui reprenaient du Bach. Pour moi, c’est un casting de rêve, ce sont tous des gens que j’admire énormément. Certains sont des idoles pour moi, Areski, Emmanuelle Parrenin, des gens que j’écoute depuis que je suis gamin ou presque.

Pour moi, une artiste comme Emmanuelle Parrenin a fait la même démarche que j’ai tenté sur InBach 40 et quelques années avant. Elle faisait vraiment partie du mouvement Folk, du Revival Folk français de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix. Elle a fait partie de ces expéditions de collectage dans les campagnes françaises avec son petit Nagra et des ethnomusicologues pour aller récolter ces chansons-là, faire chanter les vieux et les vieilles des villages. Elle a joué dans les bals folks. Elle le raconte très bien elle-même qu’à un moment, elle s’est rendue compte une fois sur scène qu’elle en avait ras-le-bol de chanter ces chansons de filles mal mariées ou pas mariées, à qui il n’arrivait que des malheurs car elles n’étaient pas sous la protection d’un homme. Elle en a eu assez de cette oppression et d’être enfermée dans cette idée qu’une femme ne peut jamais s’accomplir sans un homme à ses côtés. C’est là qu’il y a une rupture avec le milieu folk et qu’elle a fait Maison Rose (1977). Elle m’expliquait que cela avait fait grincer des dents dans le milieu à l’époque.

A la différence d’Emmanuelle, je ne viens pas du milieu classique mais je crois qu’Emmanuelle s’est dit qu’elle pouvait garder les instruments de la musique classique et certaines formes d’expression pour raconter ce qu’elle avait à dire et pas seulement ces histoires de filles à marier. La rencontre avec Emmanuelle Parrenin est pour moi l’une des plus belles rencontres sur cet album. Elle a tant de choses à raconter, il y a un livre à faire.

Le fait que toutes ces collaborations sur InBach parviennent à faire un objet cohérent, c’est un pur hasard. J’en suis très content et très fier mais je ne pense pas que cela soit de mon fait.

C’est toujours ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche.

Pierre Soulages

Benzine : A l’origine de la version que vous proposez sur InBach de Sonatina, BWV 106, il y a la découverte d’une vidéo. Pouvez-vous nous en parler ?

Arandel : Quand je cherchais ces pièces de Bach et que j’obtenais tous ces conseils de Sébastien Roué et de Pierre Bornachot ainsi que d’autres amis, je suis tombé dans une espèce de Vortex Youtube  avec ses conseils de vidéo, j’ai découvert par hasard cette vidéo de ce couple de « petits vieux ». Je le dis un peu honteux aujourd’hui, je ne savais pas de qui il s’agissait. Je pensais vraiment que c’étaient deux petits vieux qui jouaient du Bach côte à côte sur leur piano. C’était magnifique.

Déjà que cette pièce est sublime, de les voir sur ce petit piano, on a l’impression que c’est filmé à l’Iphone dans un salon d’un petit appartement. Rien ne paye de mine à l’image et quand ils commencent à jouer, vous pouvez imaginer tellement de choses de leur histoire à tous les deux, pourquoi ils sont là l’un collé contre l’autre, ce plaisir qu’ils peuvent avoir à jouer cette petite pièce de Bach qui dit tellement de choses dans son phrasé et son harmonie. Cela a été un choc musical et esthétique super fort pour moi. C’est en lisant les commentaires que j’ai su qui était ce monsieur Kurtág. A chaque fois que je visionne cette vidéo, cela me raconte une histoire différente, c’est comme un film. Vous pouvez écouter ça en fermant les yeux et cela appelle directement à des choses de la mémoire très intime et là aussi c’est finalement très hantologique.

Benzine : Peut-on parler de cette rencontre avec Areski sur Ces Mains Là ?

Arandel : Au départ, ce n’était pas forcément une évidence cette présence d’Areski sur ce texte-là même si je l’ai écrit en pensant à lui comme interprète. C’est devenu une évidence quand il est venu passer cet après-midi à travailler en studio avec moi. J’ai vu ce texte se transformer en du Areski qui fait du Areski, un Areski acteur en somme car il est un acteur comme Higelin l’était. Ils étaient acteurs avant d’être chanteurs. J’avais envie d’entendre cet Areski là. Quand je lui ai envoyé le texte, il y a eu une espèce de silence un peu poli, je pense que le texte ne lui parlait pas beaucoup au départ. Quand on s’est vu en studio, je lui ai demandé comment il le sentait, il m’a répondu, un peu gêné il me semble au début «  Oui, c’est très classique hein ? C’est quand même très classique. » Je vois très clairement ce qu’il voulait dire. C’est vrai que pour Areski, cette écriture-là a l’air très classique par rapport à ce que lui ou Brigitte Fontaine peuvent écrire. Il lui a fallu un peu de temps en studio pour qu’il rentre dans ce personnage-là avant qu’il ne sache à qui s’adresser et à qui appartiennent ces mains, à qui il parlait comme un acteur. A la fin, il était très content et nous aussi car il avait trouvé cet endroit où il pouvait incarner ce texte-là. Pour moi, c’était un moment extraordinaire d’entendre Areski dans ce studio dire ce texte-là. Areski, quoi ! Rien que de l’avoir au téléphone, j’avais l’impression d’entendre un album de Saravah.

Benzine : De tout temps, il y a toujours cette crainte maladive de la répétition et de l’immobilisme dans l’acte de créer.

Déjà en 1906, le compositeur Paul Dukas dit :

« Où allons-nous ? Tout a été fait. Depuis ces vingt dernières années, il semble que les limites extrêmes aient été atteintes. On ne peut être plus ingénieux, plus raffiné que Ravel, plus audacieux que Stravinsky. Quelle sera la nouvelle formule d’art ? Il faudra retourner aux sources mêmes, à la simplicité, pour trouver quelque chose de véritablement neuf. Le contrepoint ? Là, sans doute, se trouve l’avenir. »

Qu’en pensez-vous ?

Arandel : Cette alternance entre maximalisme et minimalisme, c’est toujours des grands cycles. Toutes les générations font l’inverse de la génération qui les a précédés. Ce qui dit Dukas, c’est qu’il est impossible d’imaginer la musique du Futur, cela parle de sa propre impuissance. On est incapable d’imaginer la matière collective créatrice de l’humanité va produire dans les prochaines années et c’est déroutant et vertigineux. Cela fait peur de ne pas pouvoir imaginer à quoi va ressembler la musique du futur, qu’elle puisse être totalement déconnectée de ce que l’on a fait. Je pense qu’il y a eu ce mouvement à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix autour de et après Wendy Carlos de tous ces pionniers de l’électronique comme Jean-Michel Jarre ou d’autres qui ont voulu inventer la musique du Futur, cette idée d’une musique électronique qui serait une musique du futur, l’idée que la diode, l’électricité représenteraient le futur, qu’on ne ferait plus de musique sur des instruments acoustiques mais que tout se ferait sur des synthétiseurs. On a énormément vendu dans le marketing cette idée de l’électronique comme son du futur. Jean-Michel Jarre est un cas super intéressant pour ça, je ne ferai pas sa psychanalyse ici mais il y a chez lui en voulant inventer la musique du futur, il y a une véritable volonté à inventer sa propre éternité. En inventant cette éternité, c’était une volonté analytique ou symbolique de tuer ses propres enfants. Si vous inventez la musique du futur, vous empêchez vos enfants de le faire dans leur propre temps. Ils ne pourront pas inventer leur musique puisque leur père l’aura fait. Il y avait donc cette volonté de tuer leurs enfants et je crois que chez ceux comme Wendy Carlos qui, en plus de faire de la musique électronique se sont attaqués au répertoire de la musique classique, il y avait en plus là-dedans la volonté de tuer le père. C’est flagrant sur la pochette de Switched On Bach, on y voit Bach torturé par un Moog. Il y a vraiment cette idée super freudienne de tuer le père, « ton truc c’est de la vieillerie. Maintenant, il faut laisser la place au présent et le présent c’est déjà le futur. »

Il y a quelque chose de l’ordre du délire de toute puissance dans cette idée de faire de la musique classique à partir de synthétiseurs. Il faut arrêter de s’imaginer que l’on peut créer la musique du futur, c’est une espèce de marronnier de la presse. Toutes les musiques qui marquent sont toujours des musiques qui sont à l’avant-garde. Dans l’avant-garde, il y a un temps d’avance sur le futur mais cela ne peut pas être la musique du futur, cela restera toujours la musique du présent. On ne peut créer que pour le présent, on peut imaginer que cela dure dans le temps. Pour que cela devienne la musique du futur, il faudrait qu’elle n’ait aucun retentissement dans le présent et qu’elle soit redécouverte à distance. A partir du moment où on en parle, c’est terminé…

Un grand merci à Arandel pour sa disponibilité, à Virginie Freslon et au label Infiné pour l’organisation de cet échange.

InBach est sorti le 24 janvier 2020 sur le label Infiné