Loin des procédés d’immersion habituellement utilisés dans le genre documentaire, La cravate déploie une habile mise à distance qui, à travers le parcours d’un jeune militant du Front National, met en lumière les contradictions internes de ce parti d’extrême droite.
Qu’est-ce qui peut amener un jeune homme de 20 ans à devenir militant politique, qui plus est au FN ? C’est à cette question entre autres, que le documentaire de Mathias Théry et Etienne Chaillou essaie d’apporter des éléments de réponse. Les deux réalisateurs dressent le portrait de Bastien, jeune militant frontiste, en le suivant pendant la campagne électorale des présidentielles de 2017. Un an plus tard, ils le retrouvent pour lui soumettre le texte de la voix off sensée accompagner le documentaire ainsi produit. Le film va alors alterner séquences filmées en 2017 et réactions de Bastien à la lecture du texte en question.
Ce dispositif original permet une mise à distance avec l’objet même du film. Mise à distance temporelle et interne au film d’abord, puisque le principal protagoniste est amené à se prononcer, avec un an de recul, sur l’analyse que les réalisateurs ont fait de son parcours (il ne contestera rien de ce qui a été écrit, seule la façon dont ça pourra être perçu l’interpellera). Mise à distance formelle et externe au film ensuite, puisque le dispositif ainsi mis en place, rappelle au spectateur que ce qu’il voit et entend est avant tout écrit. Les motivations et les aspirations de Bastien nous sont plus racontées qu’elles ne nous sont montrées, de sorte qu’il devient presqu’un personnage de fiction. Tout l’enjeu du film consiste dès lors à percevoir grâce ce jeu de miroir (le Bastien d’aujourd’hui face au Bastien d’hier), les éléments permettant, au-delà des postures, de comprendre son engagement. Son parcours est finalement très banal : échec scolaire malgré les ambitions des parents (son passage dans un établissement privé élitiste va se traduire par un pétage de plombs à l’origine de son déclassement social), placement en famille d’accueil, rencontre d’un groupe de skinheads lui permettant d’exprimer sa rage et d’entretenir ses fantasmes racistes. Puis vient l’envie de mener une vie plus rangée (se marier et avoir un enfant avant 25 ans, fonder une ligue nationale de « laser game », jeu dont il est adepte). L’adhésion au FN lui permet de continuer à servir son idéologie tout en sortant de la marginalité du mouvement skinhead.
Le processus de distanciation mis en place par les réalisateurs est peut-être encore plus performant pour décrire le fonctionnement et mettre en lumière les contradictions internes de ce parti politique autoproclamé « anti élites ». Ce que montre bien le film, c’est que contrairement à la formule fameuse lâchée par Le Pen lors des présidentielles de 2012, ça n’est certainement pas au sein du FN que « le peuple s’invite à la table des élites ». Une armée d’arrivistes déguisés en jeunes cadres dynamiques aspirant à des postes d’élus grassement rémunérés, y veille. Eric, un ancien étudiant d’école de commerce et mentor de Bastien est l’un d’eux. Il est la parfaite incarnation de la stratégie de dédiabolisation entreprise par Marine Le Pen ainsi que de la diffusion dans le champ politique, des pratiques managériales et codes de communication issus du monde de l’entreprise. La mise en parallèle des deux personnages agit comme un révélateur des rapports de classe à l’œuvre au sein de ce parti. Après s’être d’abord laissé griser par la proximité avec les cadres du parti que lui procure Eric (il est un proche de Philippot), Bastien comprend rapidement que revêtir un costume et mettre une cravate n’y fera rien, son passé et son origine sociale lui interdisent toute forme d’ascension au sein du FN. On sent bien que ce mépris de classe qui le cantonne au rôle d’homme de main, ainsi que le règne de l’opportunisme et des réseaux, le heurtent ou tout au moins l’interpelle. Il n’entamera cependant pas sa volonté de servir le parti. Il reste un de ces soldats, souriant et parfois gauche, d’une idéologie d’extrême droite amenant, comme le rappelle de manière salutaire le film avant le générique de fin, de plus en plus de régimes racistes et liberticides au pouvoir.
Frédéric Bumbieler