Niannian, le petit voisin de l’auteur Yan Lianke, raconte la terrible crise de somnambulisme qui a affecté leur village. Un roman rocambolesque et métaphorique.
Niannian, un gamin d’une dizaine d’années, vit dans le village où est né le célèbre écrivain chinois Yan Lianke, bien qu’on le dise un peu simplet, il lit avec délectation tous les livres du célèbre auteur lui tombant sous la main. Depuis un certain temps, il est inquiet car Yan Lianke semble ne plus pouvoir écrire, il aurait perdu l’inspiration. Alors quand le village connait des événements exceptionnels survenant fort rarement, il se croit obligé de les décrire pour en laisser le souvenir. Il invoque tous les dieux et personnages tutélaires dont il a connaissance pour l’assister dans son ambitieuse entreprise ; « Reine mère d’Occident, Bouddha, ! Xuangzang ! Guan Yu et Kong Ming ! Dieu de la littérature ! Pouvez-vous m’aider à retrouver le fil embrouillé de mon histoire ? ».
Une crise de somnambulisme sans précédent affecte le village, les habitants perdent toute inhibition, ils font ce qu’ils croient qu’il faut faire, ce qu’ils n’ont jamais osé faire, ils disent ce qu’ils taisaient depuis toujours, ce qu’ils n’auraient jamais osé dire. Une nuit de folie commence ; les paysans fauchent le blé car ils craignent que des pluies entraînent le pourrissement du grain, c’est leur angoisse annuelle ; des couples se déchirent ; des femmes se livrent aux hommes, et, pendant ce temps, ceux qui ne sont pas atteints, pillent les demeures et les commerces des autres. Les habitants des villageois voisins cherchent à profiter de l’aubaine et c’est une bagarre générale, sanglante et meurtrière qui fait rage dans le village où différentes factions se mettent en ordre de bataille. Au point du jour le soleil ne se lève pas, La situation dégénère de plus en plus se transformant en un véritable carnage.
Niannian et son père se démènent comme des diables pour réveiller les endormis et canaliser l’énergie et la voracité des éveillés. Le père voit dans cette situation l’opportunité de se faire pardonner tout le mal qu’il a infligé au gens du village en dénonçant les inhumations au moment où le régime avait imposé la crémation. Ses délations lui rapportaient assez d’argent pour faire prospérer son commerce d’articles funéraires. Il pense qu’injures et coups assénés laveraient son honneur et lui apporteraient le pardon de ses bourreaux.
Cette crise de somnambulisme peut être interprétée comme une métaphore de l’anesthésie de la société infligée, selon Xu Zhiyuan dans son dernier livre Etranger dans mon pays, par le régime maoïste. Les débordements de cette crise de somnambulisme sont, eux, à l’image des événements cruels qui ont affectés l’histoire récente de la Chine : invasions, révolutions, insurrections, guerres civiles… C’est peut-être aussi une image de notre monde en pleine ébullition où les peuples ont déjà oublié l’atrocité de derniers conflits mondiaux en prenant le risque de créer les conditions de nouvelles atrocités. Seuls les innocents comme Niannian resteraient assez lucides et sages mais impuissants devant un tel déferlement de violence.
En confiant la rédaction de son texte à son petit voisin simplet, Yan Lianke se permet de faire parler un personnage du roman sans écrire lui-même des propos pouvant être interprétés de plusieurs façons. Il se permet même de se faire citer par Niannian : « Le présent n’existait plus. Le présent avait disparu ; Yan Lianke l’avait dit dans l’un de ses livres, ce qui advenait, c’était le temps et l’histoire de l’avenir et du passé. Le présent avait péri dans un cauchemar ». Yan Lianke écrit sous la plume de Niannian des propos qu’il écrit lui-même dans un autre livre. De la haute voltige littéraire. Mais ces propos m’étonnent, Yan Lianke dit qu’il n’y a plus de présent alors que XU Zhiyuan dit au contraire que les Chinois ne vivent plus qu’au présent, qu’ils ont perdu leur passé et ne sont pas capables d’envisager leur avenir. Mais, peut-être, que Yan Lianke rejoint Xu Zhiyuan en rappelant au Chinois que c’était le moment de redécouvrir leur passé et d’inventer leur avenir. Chacun sa lecture !
Cette passation de plume est touchante, on pourrait y voir une certaine candeur et même une certaine forme de fausse modestie quand Niannian fait quelques remarques sur les livres du maître : « Ses romans sont toujours longs, pleins de mots », « Tous ces bidons d’huile de cadavre sont comme ses romans, interminables ». Mais, je crois que c’est plutôt un exercice littéraire qui permet à l’auteur de raconter cette histoire d’une manière presque aussi chaotique que les événements qui l’ont peuplée. Niannian raconte ce qu’il voit au fur et à mesure qu’il déambule dans le village sans trop se préoccuper du fil conducteur du texte, il témoigne sans chercher à interpréter, laissant ce soin au lecteur. Il use souvent de la répétition pour donner plus de poids à certains faits et finit par être aussi long que son maître.
Denis Billamboz