Après un long parcours de macération et de maturation, le belge Thomas Jean-Henri alias Cabane sort enfin Grande est la maison, une collection de chansons miraculeuses incarnées par un casting prestigieux (Bonnie Prince Billy, Kate Stables, Sean O’Hagan, Sam Genders) qui ne fait jamais oublier toute l’excellence de l’ensemble.
Avez-vous remarqué comme souvent la beauté la plus pure relève de l’anecdotique mais aussi de l’abstraction pour ce petit quelque chose d’inatteignable mais aussi d’immédiatement apprivoisé ? La beauté absolue s’installe là doucement malgré vous. Il en est ainsi des disques de Peter Milton-Walsh, de ceux de Bill Fay et d’une poignée d’autres.
De la belle moisson d’albums d’artistes francophones à paraître cette année 2020, il y en avait deux que j’attendais avec une impatience non-feinte. Le premier c’est ce premier véritable long format de Cabane qui vous fait vous arrêter pour lire mes petites impressions sur un disque qui marquera 2020. L’autre c’est le troisième chapitre du marseillais Orso Jesenska à paraître bientôt. J’ai eu la chance d’ en entendre quelques titres et sans aucun doute retrouverons-nous ces deux albums cousins voire fraternels dans nos amours annuels. Car il y a dans les deux cette même volonté à vouloir brouiller la ligne claire et y distiller une brume d’abstraction. Comme son frangin français, Thomas Jean-Henri qui a d’ailleurs repris le marseillais voici quelques années, confectionne une musique impalpable constituée d’une multitude d’éléments, d’une pop de chambre à un folk bucolique, de textures organiques et autres tessitures, de granulations souffreteuses et d’infimes nuances.
Ce que l’on voit depuis quelques années émerger dans le paysage francophone, c’est l’apparition d’une scène qui court de Bertrand Belin à François-Régis Croisier de Pain Noir (dont on attend le nouvel album depuis trop longtemps) en passant par Mocke avec ou sans Midget qui imagine un nouveau vocabulaire piochant aussi bien dans cette efficacité héritée de la Pop Anglaise, dans le goût des perspectives du Folk mais aussi dans la mise à distance de l’espace figuratif directement inspirée de la musique contemporaine.
Bien sûr, on entendra ici et là les apports des uns et des autres, les arrangements sublimes de Sean O’Hagan en particulier, la voix en falsetto de Bonnie Prince Billy unie à celle de Kate Stables de This Is The Kit. Certains citeront Vashti Bunyan, d’autres Gareth Dickson. La majorité rentrera dans cette maison spacieuse aux fenêtres grandes ouvertes, au feu chaleureux l’hiver, à la torpeur tranquille et la fraîcheur bienvenue dans le silence blanc de l’été. Ces dix chansons disent peu, elles ne disent peut-être rien mais elles le disent si bien. Elles clament sans le dire un instant d’éternité, elles n’affirment rien. Elles se dégagent de ce sentiment d’utilité que l’on pose sur tout objet qui tombe entre nos mains, qu’il soit culturel ou de consommation. C’est peut-être à cela que l’on reconnaît l’importance d’un acte créatif, au simple fait qu’il se dégage d’un besoin d’utilité.
https://www.youtube.com/watch?v=1Zq6EaTwyQ0
Grande Est La Maison est profond car il sait être futile et dérisoire, car il sait privilégier le détail face à la magnificence et la complexité. La beauté absolue touche parfois à la perfection mais le plus beau des pièges que la perfection ait réussi à assumer c’est celui de nous faire croire en son incapacité à exister. Grande Est La Maison atteint cette perfection justement, sauf que nous n’en avons jamais réellement conscience. N’y voyez pas une humilité, une crainte. Non, je crois bien qu’il n’y a rien de la sorte dans la musique de Cabane. Par contre ce que l’on ressent chez Thomas Jean-Henri, c’est cette volonté à sortir cette musique comme si c’était la première fois qu’elle était jouée, comme si c’était la dernière fois qu’elle était jouée, comme si ce devait être le premier morceau composé, comme si ce devait être le dernier morceau composé. Grande Est La Maison pourrait bien être le seul témoignage de la musique de Cabane que ce ne serait pas bien grave tant le résultat est à la fois bouleversant, juste et magnifique. C’est un peu comme si Thomas Jean-Henri avait mis toute sa vie dans ce disque. C’est peut-être cela qui lui permet de rester au second plan et de donner les rôles principaux à ses interprètes, c’est peut-être cela aussi paradoxalement qui lui permet d’être de chaque instant.
Ces dix chansons sont comme des visiteurs de saisons, chacune a son humeur singulière. En ouverture, Tu Ne Joueras Plus co-composé avec le leader des High Llamas et porté par Will Oldham installe un cadre bucolique et doucereux. Now Winter Comes poursuit dans ce même climat avec Kate Stables toute en nuances et en vertiges. On pensera souvent à Soy Un Caballo et Les Heures De Raison (2007), l’unique album du duo qu’il formait avec Aurélie Muller dans lequel on retrouvait déjà toute la famille présente sur Grande Est La Maison. Comme quoi le monsieur a de la suite dans les idées. Le disque est en permanence marqué par la grâce à l’image de ce sublime Easily We’ll See comme une réminiscence de la Vashti Bunyan de Gunpowder. Grande Est La Maison est un disque malicieux qui joue avec la désuétude comme un enfant en pleine évasion, c’est aussi une foultitude de détails qui ne se disent pas. Car derrière la simplicité de façade se cache une complexité élégante et une lente construction qui se chapitre en transitions faussement dérisoires comme les Ot Part II et Part III ou les morceaux qui se prolongent et se répondent comme le sommet du disque qu’est Take Me Home.
https://www.youtube.com/watch?v=oZLyRFUn7Tg
Grande Est La Maison est un album buissonnier, un éloge à la marche, une apologie du rythme d’un pas. Pas de surprise à reconnaître dans l’écriture de Thomas Jean-Henri l’œil d’un photographe, le regard simple et blanc, presque naturaliste qui installe une forme de réalisme poétique à la Mac Orlan à tous les paysages que nous traversons. By The Sea et ses échos lointains d’un Michel Legrand, une température changeante et ambivalente, un été gracile en conclusion avec Until The Summer Comes, un disque de retour chez soi, de retour à soi, de quête d’un ailleurs en soi et en l’autre. Et puis il y a ces sentiments mêlés qui nous assaillent à l’écoute de chaque seconde de ce disque superbe. Vous viendra peut-être à l’esprit l’image finale de Twin Peaks Fire Walks With Me (1992). Rappelez-vous cette Laura Palmer entre rires et larmes, entre hurlements et résignation, entre joie et plaisir. Grande Est La Maison est un disque amoral et en cela il rejoint cette image paradoxale, en cela il distille un charme absolu.
Grande Est La Maison est assurément le disque d’une vie pour Thomas Jean-Henri alias Cabane, c’est en tous les cas un chef d’oeuvre, une oeuvre majeure. Il pourrait bien s’arrêter là qu’on ne lui en voudrait pas car avec Grande Est La Maison il signe le témoignage sonore de la présence d’un ami pour la vie.
Greg Bod