Dans ces musiques qui explorent les limites du silence, il y a bien quelques figures tutélaires, des grands commandeurs modestes qui ont donné à ce genre musical en soi, à cette catégorie transgenre plus qu’unipolaire ses lettres de noblesse. On pourrait citer Henryk Gorecki, Peteris Vasks, Arvo Pärt, Talk Talk et Mark Hollis, les travaux de Paul Webb en solo. Mark Nelson, lui, que ce soit avec Labradford, Anjou ou Pan American trace une autre voie. En novembre dernier, il est revenu avec A Son, le disque le plus direct de Pan American. Il nous a accordé un entretien, geste rare dont nous le remercions, ou comment conceptualiser la sensibilité.
Benzine : Mark, vous revenez avec A Son, votre nouvel album sous l’alias de Pan American 4 ans après Rue Corridor (2015). Je trouve A Son à part dans votre discographie, Labradford compris, je parle non seulement du chant et des paroles mais aussi d’une ligne claire plus assumée. Pour poursuivre mon analyse, si je vous dis que depuis vos débuts avec Pan American, on sent une lente progression de votre musique d’une certaine forme de déstructuration vers une recherche plus mélodique qui trouve sa forme la plus claire sur A Son, êtes-vous d’accord ?
Mark Nelson : Oui, je crois que c’est en grande partie juste. Je ne suis pas toujours sûr que ce soit une progression très claire dans mon esprit ni encore moins que cela soit une démarche purement intentionnelle mais finalement plutôt un chemin incertain fait d’indécisions et d’accidents comme si on marchait sur un chemin plein de brume avec une visibilité nulle et des directions approximatives et sommaires. Les choses qui m’ont intéressé pendant un temps et dont je me suis ensuite éloigné restent là mais je n’y mets plus la même importance. Par exemple, dans le passé, la musique électronique était bien plus prégnante dans mes compositions mais qu’il s’agisse d’une guitare ou d’un sampler, tout relève d’un rapport à la seule émotion. Alors peut-être qu’avec le temps, j’ai choisi de moins tenir compte des outils utilisés ou du son que je recherche mais de me concentrer davantage sur l’émotion. Avec le recul, je crois bien que depuis mes débuts avec Labradford c’est ce que je recherche.
Benzine : Si je devais utiliser une métaphore picturale, je dirais que contrairement à vos autres disques qui jouaient plus avec l’abstrait, vous tentez une nouvelle voie avec A Son vers quelque chose de figuratif
Mark Nelson : C’est vrai que les années passant, je suis de moins en moins intéressé par l’abstraction que je pouvais l’être par le passé. Je ne saurai trop expliquer pourquoi. Cela a peut-être à voir avec cette masse d’informations et de données qui nous submerge en permanence, cette impression d’être englué dans un chaos frénétique totalement absurde. C’est peut-être cela qui m’a donné envie de revenir vers une forme plus figurative et plus claire dans ma musique. Il y a une religion du statistique et du marketing dans notre culture actuelle avec cette tentative d’une société de consommation à chercher à recueillir un maximum d’informations sur notre comportement dans la vie de tous les jours, une société qui nous chosifie et qui à force de vouloir obtenir du rendement banalise et nivèle tout. Plus rien ne semble clair au bout du compte. Les stratégies commerciales et politiques sont constituées de mensonges et de confusion, on voudrait faire de nous des Winston Smith, le personnage central de 1984 , le roman de George Orwell, ce héros qui ne veut pas croire que 2+2 font 5, que x = y ou que rouge = jaune. Dans cet environnement ambiant, il est difficile de s’intéresser à l’abstraction. Alors peut-être qu’à travers ma musique je tente de créer un espace de clarté dans ma propre pensée, une forme d’abri précaire.
Benzine : A son est sans doute le premier disque de votre carrière ou l’on sent que vous vous assumez comme chanteur. Vous dites d’ailleurs être de plus en plus intéressé par le songwriting ?
Mark Nelson : Oui, je suis très intéressé par l’écriture de chansons et le chant maintenant. Je suis aussi plus disposé à travailler ce sillon-là même si je n’ai pas beaucoup de confiance en moi. J’essaie de trouver du courage dans de nombreux aspects de ma vie et cela en fait absolument partie.
Benzine : « Que provoque la musique ? Quand peut-on parler de musique ? A quel point peut-on la dénuder pour la rendre la plus simple possible ? Pour qu’elle soit totalement honnête et authentique ?»
C’est le point de départ de votre réflexion sur A Son mais finalement c’est une interrogation constante depuis toujours dans votre travail, ce qui ressemble à une forme d’obsession de la simplicité et de l’authenticité. Pensez-vous avoir trouvé quelques réponses et si oui lesquelles ?
Mark Nelson : Et si la seule réponse à cette question était que la réponse n’est jamais la même, qu’elle est toujours différente. Mais parfois quand je travaille, je suppose que c’est logique que j’agisse ainsi, je ne me suis pas toujours demandé pourquoi je consacre autant de temps et d’énergie à la musique alors qu’elle n’a jamais rencontré un grand intérêt ou un véritable succès public. Alors pour revenir à ces questions fondamentales et tout d’abord pourquoi je le fais ? Je vieillis et je crois que la question de l’égo est depuis longtemps évacuée dans mon rapport à la musique. Au contraire, c’est même un peu gênant en tant qu’adulte de passer autant de temps avec la musique. Je me sens un peu inadapté en particulier dans le regard des parents des amis de mes enfants. Ces adultes-là me semblent tellement plus légitimes que moi dans leurs positions d’adultes avec leurs choix de carrières et leurs belles voitures. Mais j’évacue ce sentiment d’insécurité et d’inadaptabilité de ma musique, de garder cet espace de sécurité dans lequel j’imagine un public imaginaire conscient et attentif à la musique que je propose. Autrement l’acte de créer serait vide de sens pour moi.
Benzine : J’ai lu dans une interview de vous que vous disiez que Pan American vous avait permis d’être plus direct et de construire des compositions qui correspondaient plus au format chanson qu’avec Labradford. Vous disiez également qu’avec Labradford, vous construisiez vos morceaux comme des suites de mouvements logiques alors que Pan American travaille plus sur une chanson qui tournerait sur elle-même dans la répétition en jouant sur les tons et les arrangements
Mark Nelson : Avec Labradford, nous avions cette volonté de contrôle total sur notre musique, sur la plus petite seconde d’un de nos morceaux. Avec Pan American, je laisse plus de respiration à la forme qui se constitue. J’aime cette idée d’une forme qui peut être étirée ou remodelée en temps réel. C’est de là que me vient d’ailleurs cet attrait pour les chansons folkloriques très simples ou plutôt faussement simples. Un bon exemple serait quelque chose comme le blues à 12 mesures, je n’utilise pas vraiment cette forme moi-même mais il est clair qu’elle s’adapte totalement par sa flexibilité et son ouverture aux approches individuelles. De même, la façon dont les histoires issues du folklore peuvent varier légèrement pour mieux s’adapter à un moment, un lieu et un contexte particuliers et devenir au bout du compte intemporelles. J’aimerais faire de la musique qui fonctionne de cette façon également.
Benzine : Jusqu’à présent, les mots et la voix semblaient avoir perdu une volonté de communiquer et de transmettre un sens, Sur A Son, cela semble différent…
Mark Nelson : Encore une fois, je pense que c’est la question de l’abstraction. Je ne trouve pas intéressant de se cacher derrière la texture ou la surface, même si elle peut être attrayante. Je dirais que je n’ai jamais vraiment été intéressé par la musique d’ambiance de toute façon, pas dans le sens d’un fond réconfortant. Je n’ai pas d’objection à ce que d’autres fassent cette musique mais je n’écoute pas de cette façon et je ne pense pas que je fais ma musique en pensant qu’elle sera écoutée de cette façon. Peu importe l’abstraction de Labradford ou de Pan American dans le passé, j’ai toujours espéré qu’ils seraient écoutés avec attention. C’est ainsi que je les ai conçus.
Benzine : Je rapprocherai A Son de Quiet City (2004) pour cette volonté de chant présent dans la musique de Pan American mais je verrai également une parenté possible avec Fixed: Context (2001) de Labradford pour ce sentiment de distanciation face aux émotions. Qu’en pensez-vous ?
Mark Nelson : Je ne suis pas sûr de bien saisir ce que vous entendez par cette distanciation des émotions. Je pense que j’essayais d’avoir les émotions plus en surface sur ce disque. Cependant, Fixed Context était un disque très simple, juste 3 voix, guitare, basse et synthétiseur. Nous avions laissé derrière nous le séquençage plus complexe et la superposition des parties. Je vois effectivement un lie n possible entre Fixed : Context, Quiet City et A Son, ces disques contiennent en leur cœur un désir d’enlever des choses et d’essayer de trouver une véritable essence.
Benzine : Comment grandit-on dans l’Amérique de la fin des années 60 à Evanston, Illinois ?
Mark Nelson : Mon père était un agent du département d’État américain. J’ai donc vécu mon enfance principalement en Europe, en Suisse, en Belgique et en Allemagne. On revenait très souvent aux Etats-Unis mais je n’ai commencé à vivre ici que vers l’âge de 16 ans. Mon enfance a été donc toute autre dans ce mélange de cultures, l’Europe et l’Amérique, ce rapport au déracinement également.
Benzine : Qu’est ce qui a déclenché cette envie chez vous de former un jour ce qui deviendra Labradford ?
Mark Nelson : La première réponse évidente qui me vient est très simple, l’envie de raire de la musique tout d’abord et puis vous m’interrogiez sur mon enfance et mon passé. J’ai toujours été un peu entre deux mondes culturels. Bien sûr la culture américaine m’est familière mais elle ne m’a pas forgé dans mon identité. Comme je vous l’ai déjà dit, je me suis toujours senti déraciné. Quand on vit loin de son pays natal dans l’enfance, cet âge où se constituent la personnalité et les souvenirs, on se rend compte de l’importance pour la suite de l’influence de l’environnement dans lequel on grandit. Je n’ai pas vécu mon enfance aux Etats-Unis, je n’y suis arrivé qu’à l’adolescence. Mon pays n’a donc jamais vraiment fait partie de mon identité même dans ses plus infimes replis Mais en même temps, à être déraciné si jeune, je crois bien que je suis de partout et de nulle part finalement. La musique a été pour moi un effort pour tenter de créer un espace qui était le mien, une terre natale, un foyer peut-être.
Retrouvez la suite de notre entretien avec Mark Nelson ici
A Son est sorti chez Kranky le 08 novembre 2019