Poursuite de notre rencontre avec Mark K Nelson, ancien membre de Labradford et désormais à la tête de Pan American. Où il est question de méditation, d’humilité et d’envie de répit face à une société qui nous assaille.
Benzine : Au départ, Labradford est d’abord un duo constitué de vous Mark et Carter Brown aux claviers. Vous êtes vite rejoint par Robert Donne à la basse. Qu’a-t-il apporté au son de Labradford ?
Mark Nelson : Pour commencer, il nous a amené à réfléchir à ce combat permanent, cette attirance-répulsion entre structure et abstraction. Au début, le son de Labradford était assez bruyant et incorporait énormément d’improvisations. Bobby est un penseur musical beaucoup plus structuré que Carter et moi-même à l’époque. Il est intéressant de noter que cela a un peu changé maintenant, Bobby et moi faisons de la musique ensemble sous le nom d’Anjou et je pense qu’il est maintenant plus à l’aise que moi avec l’abstraction. Belle ironie du sort !
Benzine : Aviez-vous l’impression d’être proche d’une certaine scène Indie à l’époque des débuts de Labradford ou vous sentiez-vous à part ?
Mark Nelson : Oui, nous nous sommes sentis intégrés à la scène Indie mais pas forcément à un son ou à une communauté en particulier. Mais à l’époque, si vous vouliez sortir vos propres disques et faire de la musique de façon autonome, il y avait une communauté qui vous soutenait. Même pour nous, notre musique n’était pas du tout du Rock’N ‘Roll mais cette communauté nous acceptait. Il était vraiment plus important de partager une certaine philosophie de vie qu’un son à proprement parler.
Benzine : Vous dites que si vous aviez enregistré votre premier disque avec Labradford plus tôt, il aurait sans doute été plus Noise. A quoi ressemblaient vos premières tentatives avec Labradford ?
Mark Nelson : Sur nos premières dates, les deux premiers concerts en particulier, ce que nous jouions se limiter à deux morceaux, des longues plages de vingt minutes et parfois plus. Ce n’était pas complètement improvisé, nous avions souvent une mélodie ou une structure d’accords à partir de laquelle nous travaillions tout en restant très ouvert. Par la force des choses nous étions très bruyants car j’utilisais beaucoup des pédales de feedback et de distorsion. Mais il y avait aussi beaucoup de réverbération et la musique était aussi toujours douce. Nous ne voulions pas être un groupe qui se confronte aux autres par le bruit. Au contraire, je crois que nous cherchions à incorporer dans notre musique un caractère apaisant Des bourdons très forts avec une simple mélodie répétée, quelque chose de très simple comme ça.
Benzine : Vous avez toujours refusé le terme d’expérimental quand on parle de votre musique. Pourquoi ?
Mark Nelson : Eh bien, déjà c’est un terme que je n’aime pas personnellement. Il peut avoir des significations totalement différentes en fonction des contextes. Il peut être aussi perçu de manière péjorative, élitiste je dirai. Je ne m’y oppose pas vraiment mais je ne pense pas qu’il s’applique à moi. La plupart du temps, quand je pense à quelque chose d’ « expérimental », je pense qu’il y a un concept ou une théorie qui vient en premier et la musique qui découle de la théorie ou du concept.
Pour moi, l’émotion est ce qui produit la musique. L’idée de théoriser ma musique m’est totalement étranger, je ne souhaite absolument pas conceptualiser ce que je fais avec le son et je ne pense pas qu’un auditeur ait besoin de savoir quoi que ce soit à l’avance pour comprendre ma musique. A travers ma musique, je tente de privilégier une approche plus sensuelle, réellement comme une émanation des organes des sens. C’est certes une forme de recherche spirituelle mais dénuée de tout tentation d’intellectualisation. C’est une recherche très spontanée et formelle pour tenter de reconstituer un moment, un état de croyance.
Benzine : Le son de Labradford puisait tout autant dans le Rock que dans les éléments de la musique électronique ou la musique concrète, comment êtes-vous parvenu à créer cette musique qui ne ressemble finalement qu’à du Labradford. Comment se définissaient les rôles au sein de Labradford ?
Mark Nelson : Chez Labradford, les rôles étaient assez fluides. Je pense que nous avons tous participé de manière égale à l’écriture et au concept. Nous avons trouvé notre manière de travailler ensemble quand nous nous sommes mis d’accord sans en discuter. Il y a eu beaucoup d’éléments qui ont alimenté le projet. Ce qui a forgé le son de Labradford, c’est l’émergence du Compact Disc qui nous a permis de découvrir un univers infini que ce soient Hildegarde Von Bingen, Codeine la musique du chant grégorien ou enfin Sonic Youth. Et j’ai toujours donné la priorité à quelque chose qui semble venir d’un lieu sacré. Souvent, un espace sacré personnel et intime, je pense que Bob Dylan en est un excellent exemple. Le genre change mais une voix et une identité s’y faufilent. On peut argumenter avec cette voix, s’y consoler parfois. Diana Ross par exemple, autant d’exemples d’artistes que j’admire parce qu’ils parviennent toujours à me ramener au centre de moi-même comme un satellite qui est happé par la seule force gravitationnelle d’un astre. Ce qui m’attire aussi chez ces artistes c’est qu’ils conservent pour eux une part d’énigme et de mystère qui me les rendent à tout jamais incomplets et inaboutis.
Benzine : Votre processus de composition a- t-il évolué avec les années ? Partez-vous d’une improvisation pour atteindre une idée ? Utilisez-vous comme d’autres musiciens ce que j’appelle « la mémoire du concert »? Vous savez ces petites improvisations, ces petits accidents autour de vos propres compositions, ces libertés que l’on prend avec ses compositions sur scène. Ces improvisations qui viennent nourrir de nouveaux titres.
Mark Nelson : J’en fais beaucoup plus maintenant que par le passé, c’est cet état d’improvisation que je recherche quand je joue seul. Je me sens parfois assez seul, mais en général, au cours d’une représentation, il se passe quelque chose et je me sens vraiment libre dans la musique.
Benzine : Parler de Labradford et de Pan American est selon moi indissociable de la destinée de votre label, Kranky. Quel sentiment avez-vous eu quand vous avez rencontré ces passionnés chez Kranky qui se réclamaient d’une même esthétique que la vôtre pour leur propre label qu’ils ont créé pour promouvoir votre musique ?
Mark Nelson : Je crois que cette démarche esthétique s’est développée avec le temps. C’est ce que je disais aussi plus haut dans la question sur la « Culture indie » dans les années 90, c’était vraiment très ouvert. Mais je pense qu’il était clair pour Joel Leoschke et Bruce Adams (les fondateurs du label de Chicago en 1993) chez Kranky, et c’était quelque chose que Labradford partageait certainement, que le punk rock ou le rock en général n’était plus que l’ombre d’eux-mêmes et étaient dans une impasse qui les limitaient à l’état d’icônes passées. Pour que l’esprit survive, il devait évoluer pour représenter non seulement l’incorporation d’autres formes – comme le rock l’avait fait à de nombreuses reprises (le Reggae dans les années 70, le minimalisme académique dans le Velvet Underground, et même la musique indienne avec les Beatles) mais fondamentalement (peut-être) cesser d’être « rock ». C’était bien avant que je sois sensible à l’idée d’appropriation mais je sais que nous avons senti qu’à un niveau très basique, l’horloge était déjà écoulée. Nous sommes arrivés à un stade de maturité artistique en plein milieu d’un grand bouleversement.
L’histoire de la musique n’est constituée que de cycles de pertes et de profits, en fait. Alors comment la musique arrive-t-elle en premier dans cet environnement ? Labradford et Kranky ont en commun cette réflexion-là.
Benzine : Comme nombre de labels, Kranky a rencontré de nombreuses difficultés financières, cela a-t-il impacté sur votre esthétique musicale, votre manière de composer et de faire des choix de productions ?
Mark Nelson : Déjà il faut voir qu’un label n’a plus que très peu de marges de manœuvres de prises de risque, il n’y a tout simplement pas assez de ventes de disques pour permettre cela. On peut trouver ce constat triste mais la réalité est ainsi faite. Pour autant, cela n’a jamais vraiment affecté mon processus ou ma pratique. J’enregistre tout chez moi à la maison en totale autarcie. Parfois ce serait bien parfois de retravailler avec un producteur en studio mais financièrement, ce n’est tout simplement pas possible pour la majorité des artistes et encore moins pour moi.
Benzine : Puisque nous parlons de production, quels souvenirs conservez-vous de votre collaboration avec Steve Albini ? Comment travaille-t-il ? Est-ce un producteur intrusif, suggestif ou autre ?
Mark Nelson : C’est un producteur qui ne s’approprie pas votre musique et qui laisse les choix esthétiques au groupe. Il se considère avant toute chose comme un technicien. Je respecte cette approche mais d’une certaine façon, j’aurais aimé que nous travaillions avec un producteur qui nous aurait un peu mis au défi ou qui nous aurait poussés à essayer quelque chose de nouveau.
Benzine : Qu’est qui a provoqué la séparation de Labradford et pensez-vous que l’on puisse revoir un jour Labradford sur disque ou sur scène ?
Mark Nelson : Nous avons tous les trois des priorités très différentes dans nos vies. Je ne pense pas qu’il soit probable que nous jouions à nouveau ensemble même si rien n’est fermé. On vit tous les trois dans des villes différentes et c’était vraiment important quand nous étions au mieux de notre forme, de passer beaucoup de temps ensemble à répéter et écrire. Il est difficile d’imaginer un scénario où nous aurions à nouveau ce luxe.
Benzine : Quel était votre processus de composition et qu’avez-vous retenu pour votre propre travail de composition de ces années Labradford ?
Mark Nelson : Je pense que nous travaillions surtout à l’instinct à l’époque et je le fais encore aujourd’hui. Je dois me faire confiance, c’est en partie ce que je veux dire. Il n’y a donc jamais de formalisme. Il s’agit simplement de chercher à avoir confiance en moi et en la musique. Accepter une forme d’abandon et de lâcher prise en somme.
Benzine : Que voudriez-vous dire au Mark Nelson des débuts de Labradford et que vous répondrait-il ?
Mark Nelson : Je lui dirais « Les choses changent rapidement dans la vie. Il faut être prêt à accepter ces changements, peut-être même à les attendre avec impatience. » Avec un grand regard clair, il me dirait « j’ai compris Mark » mais je verrai dans ce même regard clair qu’il n’a rien compris. (Rires)
Benzine : Qu’est-ce qui déclenche cette envie de créer Pan American en 1997 ? Etait-ce car ce que vous avez construit avec Pan American, vous ne pouviez le faire avec Labradford ? Aviez-vous un sentiment de frustration dans votre travail avec Labradford ?
Mark Nelson : J’ai de moins en moins de réponse à cette question au fur et à mesure que le temps passe. D’une certaine manière, je ne me souviens pas vraiment pourquoi je voulais le faire ! Bizarrement, je pense que cela signifie plus pour moi maintenant que par le passé. Je pense qu’il y a plus d’enjeux – c’est plus personnel ; c’est plus important que jamais pour moi.
Benzine : Brendan Perry, le chanteur de Dead Can Dance me disait dans une interview que dans notre société occidentale, il n’y avait plus de place pour les grandes compositions instrumentales car les gens avaient perdu le sens de l’ennui comme une vertu. Alors que la musique est entrée depuis quelques années avec l’émergence du numérique dans une ère poussée à son paroxysme de la consommation de masse, de la musique comme produit de distraction, avez-vous l’impression avec votre musique qui part plus vers la contemplation et l’intériorisation d’être en dehors ?
Pensez-vous qu’il y a encore de la place pour la lenteur et la contemplation dans notre société ?
Mark Nelson : Bien sûr, plein d’exemples nous démontrent qu’il y a encore de la place pour ces espaces dans notre culture occidentale et contemporaine. Le problème vient, je pense, de ce contrôle qu’ont les forces économiques, les affaires et le capitalisme sur nos vies, sur nos capacités de concentration. Le marché est en soi un état oppressif, un empire presque sans frontières. Trouver la liberté avec cette pression consumériste permanente, cet état constant de consommateur, mettre à distance cette anxiété que le marché utilise comme une arme contre nous et notre intégrité propre est une question fondamentale, je le crois bien. Je pense que nous sommes tous conscients de ce besoin d’un espace de spiritualité et de contemplation éloigné de toute contingence économique. Mais au lieu de cela, le capitalisme stigmatise des valeurs les unes contre les autres, l’athéisme contre le fondamentalisme. Le capitalisme impose des choix impossibles. Se poster au milieu, à distance, c’est être déchiré, renié et rejeté. C’est exactement ce que raconte A Son, comment fonder un foyer, une famille et une communauté dans un contexte comme celui que nous traversons aujourd’hui avec cette pression qui nous écrase à chaque instant.
Benzine : Vous faîtes souvent en interview un constat assez sombre et lucide sur l’état de la critique musicale actuellement qui manque cruellement de culture musicale et qui pour vous ne fait pas son travail de passeur ?
Mark Nelson : Je ne sais pas trop. Il est difficile de séparer le travail de journalisme des commentaires culturels ou de l’usage de la critique musicale sur le Net. Je reste toutefois assez optimiste, j’ai l’impression que cela commence à changer. Qu’il y aura à l’avenir de plus fortes pressions pour créer les communautés que nous voulons voir et qu’elles émergeront des réseaux sociaux. Je pense que les enfants de la même génération que ma fille (elle a 10 ans) ont une vision plus subtile de la culture en ligne et de la dépendance aux appareils. Je pense qu’ils seront différents. Cet accès plus immédiat à la culture commence à être payant dans la création mais aussi dans la critique musicale. On commence à en ressentir les effets depuis quelques années avec ces jeunes gens plus ouverts que nous, la génération d’avant Internet. Il y a un véritable décloisonnement face aux genres, une volonté à vouloir expérimenter et mélanger. Ce qui impose une exigence en face, c’est forcément réciproque. Ces jeunes sont plus éduqués que nous à une sensibilité transgenres J’espère que nous aurons assez de temps pour voir ce changement arrivé à son terme !
Benzine : Vous parlez souvent de cette notion de verticalité opposée à l’horizontalité dans votre musique. Vous pouvez nous expliquer ?
Mark Nelson : La verticalité est la texture et les couches. L’horizontalité est plutôt la structure harmonique et l’arc narratif. Ce que j’ai retenu des DJ c’est que la « chanson » ne commence et ne se termine jamais vraiment, mais une histoire se raconte de manière évolutive entre tension de l’ajout et retrait de couches. Si je suis vraiment chanceux, tous mes disques formeront une sorte de boucle. Pas une boucle de répétitions sans âme mais plutôt une orbite, quelque chose d’éternel et même de complètement prévisible mais aussi quelque chose d’organique et de vivant. C’est le but de la musique comme une orbite elliptique. Quelque chose qui, de manière subtile, produit des effets énormes, des effets qui entrent et sortent, des saisons qui changent de modèles mais jamais exactement de la même manière d’une année à l’autre.
Un des aspects de la forme qui m’a beaucoup intéressé est la stase – le concept de forme qui n’est pas tellement directionnelle dans le temps, pas tellement une forme climatique, mais plutôt une forme qui permet au temps, de s’arrêter.
Ce qui m’a le plus passionné dans l’exploration musicale, c’est la quête de formes nouvelles. Celle qui m’a le plus fasciné c’est celle de la Stase, une forme qui n’est vraiment directement directionnelle dans le temps ni vraiment l’expression d’une émotion mais plutôt une tension si forte qu’elle permet à la notion de temps de s’estomper.
La Monte Young
Benzine : Vous reconnaissez-vous dans cette citation de La Monte Young qui correspond bien à votre travail selon moi ?
Mark Nelson : Bien sûr que je me reconnais dans ces mots de La Monte Young. D’une certaine façon, qu’est-ce qui est plus ennuyeux et prévisible que les planètes en orbite ? mais au bout du compte tout commence avec ce schéma éternel et cohérent.
Benzine : Nous sommes dans une société cernée par le bruit dans notre vie de tous les jours et aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un musicien, j’ai cette impression à l’écoute de votre musique que vous cherchez à parvenir à un effacement de l’attention face à vos compositions pour mieux retrouver la qualité du silence harmonieux. Qu’en pensez-vous ?
Mark Nelson : Je pense que nous nous perdons dans cette grande marée d’informations que nous subissons. Comment s’en éloigner et regarder en arrière ? Le bruit peut être physique ou le brouillard spirituel de données sans fin. Je pense que cela nous rend vraiment aveugles d’une certaine façon. Lorsque nous rencontrons quelque chose en dehors de cela, quelque chose dans la nature, dans la contemplation des animaux ou de l’art, c’est presque comme un éclair de couleur dans une existence en noir et blanc. Mon seul but, ma seule recherche artistique consiste en cela, donner un espace à l’autre, un temps et un lieu où peut-être vivre dans un éclair de couleur au milieu de cette monochromie aride.