Le monde va mal, et les coupables sont puissants, mais la lutte est toujours possible : les thèmes habituels du film d’enquête « à l’américaine » qui sous-tendent Dark Waters sont habilement nourris par Todd Haynes, dont le talent reste toujours éblouissant.
On est d’abord surpris de voir le nom de Todd Haynes, grand réalisateur américain que l’on associe plutôt à des portraits complexes de femmes et à une suavité des atmosphères rehaussant, à la manière d’un Douglas Sirk, les aspects mélodramatiques de ses fictions, au générique d’un sujet très classique (trop classique ?) de lutte de la société américaine contre ces corporations multinationales qui usent et abusent du pouvoir presque absolu que leur offre l’absence quasi totale de « régulations » aux USA.
A la sortie de Dark Waters, on est au contraire ravis d’avoir retrouvé tout au long de ce film « d’enquête » qui dérive lentement, au fil du temps qui passe et qui use, vers une sorte de quête existentielle mélancolique, la patte d’un véritable artiste… transformant les mécanismes convenus de la découverte de l’horreur capitaliste et du combat – pas gagné d’avance, et d’ailleurs, il n’y aura pas vraiment de « happy end » ici – de David contre Goliath, en une sombre – et calme – élégie à la résilience humaine. Oui, 99% des êtres vivants sur terre sont désormais intoxiqués au C8, mais sa capacité de résistance, son refus d’abandonner un juste combat constitue l’honneur de cette humanité empoisonnée par l’attrait de l’argent et la démission des politiques.
Sur un sujet toujours polémique – puisque l’Amérique de Trump continue à déréguler à toute allure, et puisque le Téflon continue à être produit et utilisé quotidiennement – apporté par Mark Ruffalo, comme toujours très précis et très contenu dans une interprétation à rebours de celle qu’on attendrait pour un personnage de « héros du peuple américain », Haynes a donc préféré jouer la carte de la langueur et de la dépression, figurant de manière viscérale les années qui passent et les échecs qui s’accumulent, ne sacrifiant qu’occasionnellement aux clichés du suspense (d’ailleurs plus ou moins concentrés dans la première partie de Dark Waters) et aux joies – toujours éphémères – de la victoire et de la revanche.
https://youtu.be/7fagzieay50
Entre le sérieux des faits – complexes et nécessitant une certaine pédagogie du scénario – souhaité par Ruffalo, et la tendresse profonde du cinéma de Haynes, Dark Waters est un film qui désarçonne par son refus du sensationnel, par une longueur et une lenteur inhabituelles dans le genre, mais qui finalement nous offre une part d’humanité qui est souvent absente des meilleurs films « d’enquête », tout en documentant parfaitement les raisons de son « militantisme ».
Au-delà de sa réussite « artistique », Dark Waters nous interpelle aussi bien entendu par son actualité, par sa pertinence par rapport aux angoisses environnementales qui envahissent chaque jour plus encore notre existence. Le choix d’une image sombre, bleutée, que l’on peut juger initialement convenue pour un exercice de flash-back, s’avère au fur et à mesure que le film dévide son pessimisme combatif, comme la meilleure manière de figurer à l’écran la vision pré-apocalyptique qui conclut le film d’une Amérique (d’une planète ?) des exclus, dont les vies ne valent plus rien aux yeux des puissants.
Todd Haynes vient donc à nouveau de réaliser un grand film, sans jamais rien perdre de son talent inimitable de créateur d’ambiances et de peintre d’une humanité souffrante sous l’oppression. Qu’il soit monté d’un cran dans son militantisme ne saurait lui être reproché.
Eric Debarnot