Comment un couple qui se déchire sans pouvoir se séparer accouche de la violence ? C’est une des questions soulevées par Alain Berthier dans un roman paru initialement en 1930 et réédité au Dilettante.
Avant de découvrir ce livre, je n’avais même jamais entendu parler de cet auteur né en 1901, il est vrai qu’il n’a hélas écrit que ce seul texte, quel dommage car celui-ci est remarquable. Il fréquentait un petit cénacle d’écrivains bretons en herbe où il a vite admis qu’il n’était pas de la taille de ses compagnons de lettres. Ce n’est pas évident à accepter car ceux-ci n’ont, à ma connaissance, connu qu’un succès d’estime. Ces talents de rédacteur l’ont orienté vers un travail aux revenus plus tables : la rédaction d’une encyclopédie. Après lecture de son texte on comprend son choix, il écrit remarquablement avec une grande précision, choisissant ses mots avec attention. Ses descriptions, ses commentaires, ses analyses sont toujours très précises et très claires, c’est un bonheur de redécouvrir un texte écrit avec une telle application et retrouver des mots oubliés, de déguster des formules succulentes, de véritables aphorismes. Comme celle-ci que j’aime beaucoup : « Elle sait bien qu’à son âge chaque jour ne doit plus être employé qu’à assurer ses nuits ». Cette petite phrase contient à elle seule la quasi-totalité d’un roman.
Son propos, entre roman et essai, raconte comment un jeune homme est devenu lâche, veule et soumis à une vieille prostituée avachie dont il dresse des portraits accablants mais tellement éloquents. Il raconte la parcours de cet enfant mal aimé, nargué pas sa sœur et ses copines, souffre-douleur au collège, éconduit par les filles à l’adolescence qui ne trouve qu’un peu de réconfort dans les bras des prostituées dont il devient un fidèle client jusqu’au jour où l’une d’elle, Paule, se l’accapare pour elle seule. « Et quand une de ces prostituées devint ma maîtresse et me donna de l’argent plein d’odeurs, cela ne fut rien encore, bien que ceux qu’on paie soient sûrs que l’on tient à eux et qu’on ne les lâchera pas ». Commence alors un jeu de désamour, chacun ne pouvant plus se passer de l’autre pour des raisons nullement sentimentales. Il jouit du confort et de l’argent de la courtisane décatie tout en s’assurant une compagne pour ses besoins sexuels et elle, sait qu’à son âge, elle ne trouvera plus un autre compagnon pour partager sa vieillesse. Il se haïssent, se réconcilient, font encore semblant de s’aimer, jouent à celui qui dominera l’autre, poussant le jeu toujours de plus en plus loin. Mais, il sait qu’à ce jeu, il perdra toujours et s’avilira de plus en plus.
Une description chirurgicale de la mécanique de l’humiliation conduisant à la bassesse et à l’avilissement, au renoncement à sa propre dignité. Un véritable cours de psychanalyse appliquée démontrant comment un enfant mal aimé et persécuté peut devenir un homme faible et soumis à la première femme venue, qu’elle soit repoussante, amorale, manipulatrice, possessive et d’autres choses encore. Elle s’apitoie pour qu’il s’apitoie sur elle, il s’apitoie sur lui mais elle ne s’apitoie pas sur lui ou seulement pour l’induire en erreur et inspirer sa pitié. Tout un jeu de manipulation qu’Alain Berthier dénoue comme s’il avait lui-même connu cette humiliation ou comme si quelqu’un de son entourage avait connu cette mésaventure, l’avait ressentie dans sa chair, dans ses tripes, dans son cœur et dans son âme.
Je croyais lire ce petit livre en quelques heures mais il est si dense que j’ai dû marquer des poses pour ne pas me noyer dans toutes ces manipulations, pour ne pas suffoquer sous de telles nuées de haine répandues.
Denis Billamboz