En concentrant son film sur le sujet – si actuel – des violences contre les femmes, en évitant les effets spéciaux, et en livrant une peinture très juste de la perversion narcissique, Leigh Whannell passe près d’un très grand film avec sa version de l’homme invisible.
On connaît le principe : depuis que H.G. Wells a inventé le concept de l’homme invisible, le cinéma n’a jamais cessé de vouloir relever le défi de filmer cette invisibilité. Avec plus (James Whale en 1933, avec bandelettes) ou moins (Carpenter en 1992, encore avec bandelettes, mais aussi avec un humour mal placé) de succès. Jusqu’au parti-pris méchant typique de Verhoeven (Hollow Man en 2000), dont les effets spéciaux impeccables et la hargne semblaient avoir épuisé le sujet. Etant admis que le cinéma pouvait montrer aujourd’hui à peu près n’importe quoi, l’intérêt de filmer des objets contondants flottant dans l’air a complètement disparu, et l’on se demande a priori pourquoi revenir sur un sujet aussi « usé »…
La grande intelligence de Leigh Whannell, scénariste et réalisateur encore peu connu, c’est de conjuguer trois très bonnes idées : d’abord admettre que filmer l’invisible et faire peur avec des plans vides est beaucoup plus intéressant que de multiplier les effets spéciaux ; ensuite, que le vrai sujet, celui qui va résonner le plus intensément, c’est la victime, et le statut que les autres, que la société lui refuseront forcément, la poussant droit à la folie. Mais ce qui confère une véracité psychologique inédite à Invisible Man, c’est que Whannell a construit son récit de persécution sur une représentation parfaitement documentée de la perversion narcissique : du comportement abusif, puis criminel, du mari, au labyrinthe inextricable dans lequel se trouve enfermée sa victime, en passant par l’incompréhension des témoins, Invisible Man est une remarquable figuration de ce trouble de la personnalité dont on réalise de plus en plus la gravité (il est passionnant de voir comment chaque étape du calvaire de l’héroïne du film correspond à un trait reconnu de la maladie…).Il aurait fallu que le film s’arrête là, dans le désespoir de l’internement psychiatrique : parabole impeccable sur la violence faite aux femmes, littéralement invisible, et (petite) leçon de cinéma des plus classiques (comment faire peur avec « rien »), une sorte de parfaite « série B », intelligente et efficace.
Bien sûr, en choisissant pour le rôle complexe de Cecilia la toujours géniale Elizabeth Moss (qui a ici l’opportunité de tenir presque entièrement le film sur ses robustes épaules), Whannell n’avait guère de chance de se tromper. Et de fait, depuis l’introduction absolument magistrale de la fuite nocturne, jusqu’au basculement dans la déraison aux trois quarts du film, « Invisible Man » frôle le chef d’oeuvre (un peu trop de musique à notre goût, quand même, mais c’est typique de notre époque…).
En tant que cinéphile, on aurait sans doute préféré que le film se termine dans le désespoir de l’internement psychiatrique : parabole impeccable et (petite) leçon de cinéma des plus classiques (comment faire peur avec « rien »), une sorte de parfaite « série B », intelligente et efficace. Mais Whannell va aller jusqu’au bout de son sujet, et offrir à la victime du pervers narcissique sa revanche : en réponse à l’accumulation croissante de violence physique – typique du comportement du malade lorsque la violence verbale et psychologique ne lui permet plus de contrôler sa victime – la vengeance de Cecilia sera impeccablement mise en scène… ainsi que le désaveu muet final de son meilleur ami qui n’aura jamais véritablement admis la réalité de la persécution !
Ce choix courageux d’aller au terme logique du « voyage », au risque de désamorcer la rage et la frustration du spectateur et de nous faire donc regretter une « modération » plus « artistiquement correcte », est finalement tout à l’honneur de Whannell, auteur complet de ce film bien plus profond qu’on aurait pu croire a priori… Un film qui peine apparemment à rencontrer son public, sans doute abusé par le propos « fantastique » de son sujet apparent.
Eric Debarnot