Qui ne connaît que les albums d’Algiers, le groupe militant d’Atlanta peut difficilement imaginer comment cette musique fusionnelle devient une fête lorsqu’elle est jouée en public. La preuve à la Maroquinerie jeudi soir…
Nous continuons donc notre revue des musiciens et groupes sérieusement engagés politiquement, avec Algiers, le combo d’Atlanta à la musique parfaitement indéfinissable, mais aussi virulente : après la sortie d’un troisième album un peu plus porté sur l’introspection que les slogans politiques, le formidable Franklin James Fisher et sa bande sont à la Maroquinerie, créant un niveau d’attente insupportable chez ceux qui ont déjà pu juger de la performance scénique du groupe… Ce qui ne fait malheureusement pas assez de monde, la Maro n’affichant pas complet, une situation parfaitement révoltante vues les qualités d’Algiers…
20h10 : une jeune femme seule sur scène, avec des machines autour d’elle (puisqu’une grande majorité des sons est pré-enregistrée…) et une basse posée derrière elle. ESYA, c’est Ayşe Hassan, bassiste de Savages, qui s’est lancée dans une aventure solo surprenante, à base de synthés et de vocaux solennels, avec pour objectif de dénoncer l’absurdité de l’existence (vaste programme !). Première impression, Ayşe a une très belle voix, dont elle use magistralement sur un tapis électronique assez sinistre. On peut penser un peu à certains morceaux de Björk, sans la fantaisie du lutin islandais. Et quand Ayşe s’empare de sa basse, ce qu’elle fait avec est magnifique, et nous change agréablement des synthés. Au bout d’une trentaine de minutes, une fois qu’on a compris l’esprit et les principes de la musique d’ESYA, il faut bien admettre que l’on s’ennuie un peu. Malgré toute la sympathie que l’on ressent pour la jeune femme et sa démarche honorable, il est difficile de se sentir enthousiasmé…
21h00 : Ce sont Ryan, le bassiste en permanence déchaîné, et Lee, le guitariste et pour l’occasion saxophoniste, qui entrent les premiers et construisent “l’ambiance musicale” littéralement apocalyptique dans laquelle va s’épanouir Algiers. Lorsque les voix démarrent un There Is No Year à peu près méconnaissable par rapport à la version de l’album, c’est à une cérémonie de gospel furieuse que nous sommes conviés. Et c’est très impressionnant, surtout lorsque d’un coup la “machine Algiers” accélère, passe à la puissance supérieure, nous soufflant littéralement ! Oui, très, très impressionnant : cette manière de s’inscrire dans une tradition vocale afro-américaine de la soul et du chant religieux, de trivialiser tout ça avec une sorte de joie païenne quasi éméchée, et d’envoyer le résultat par-dessus bord à coup de dérapages électriques et de percussions en furie… Oui, il est tout-à-fait impossible de mettre une quelconque étiquette bien lisible et bien collée sur le résultat de tout ça.
Bien sûr, malgré l’expansivité infatigable de Ryan, qui nous asperge de ses postillons en dépit de tous les coronavirus de la planète, c’est bien Franklin James Fisher qui cristallise toute notre attention : chanteur convulsif, danseur éblouissant en dépit de l’exiguïté de l’espace, pianiste virtuose et guitariste étonnant, Franklin est en plus un homme charmant, parlant un français impeccable – malgré un clair manque de pratique – et sans accent ! Le showman parfait ? Au sortir de ce set qui s’approchera des deux heures avec un second rappel improvisé, je crois que la plupart d’entre nous qui avons assisté au spectacle sommes prêts à jurer que cet homme-là, charismatique mais aussi joyeux, facétieux même, et généreux, a tout pour être une immense star.
La setlist est composée principalement des titres des deux derniers albums, certains interprétés de manière respectueuse, mais la plupart étirés, déformés, explosés pour partir dans d’autres directions que celles prévues au départ. Il est d’ailleurs difficile de choisir des chansons qui nous auraient plus emballés que d’autres, car la musique de Algiers, un peu à la manière d’un free jazz contemporain – sans la prétention du free jazz – devient une sorte de pâte fusionnelle dans laquelle percussions, déchirures électriques, boucles de piano, vocaux soul se mélangent. Et si les textes sont bien revendicatifs, voire agressifs, l’ambiance est à la fête, à la communion générale dans la bonne humeur.
Nous ne l’avons pas dit, mais le son ce soir sera impeccable, à la fois très fort et très clair, avec une dynamique parfaite lors des montées paroxystiques qui sont une caractéristique forte d’Algiers sur scène. Un seul (petit) regret, alors que tous les visages sont illuminés de sourires et que tout le monde ondule, trépigne ou pogote suivant son goût ou son âge, ce sera la quasi-absence de lumière, qui rendra difficile le travail des photographes.
En milieu de set, Algiers nous offrira une reprise d’un titre du groupe de post-punk américain, The Make-Up, mais nous nous souviendrons surtout de l’espièglerie avec laquelle Franklin nous expliquera qu’il n’arrive pas à se souvenir des paroles (bon, il répète une petite dizaine de fois : « I was born, born on the floor… ») et doit chanter avec son téléphone portable à la main pour les lire !
Plus on se rapproche de la fin, plus la pression monte dans la chaudière portée au rouge qu’est devenue la Maroquinerie. Ryan, amuseur public numéro un, nous exhorte à slammer, Franklin descend chanter au milieu du public, chaque morceau devient une transe un peu plus infernale : Algiers peut prétendre figurer sur le podium des expériences live les plus torrides.
Petite décharge punk avec ESYA au chant en rappel, comme pour dire que Algiers, en dépit de toute son ambition – dans ses textes militants, dans sa musique compliquée – sait encore s’amuser sur des rythmes binaires. Mais il est clair que Franklin et sa bande n’ont pas envie que la nuit finisse, d’autant que ce concert est le dernier de la tournée, et nous offrent donc un long dernier rappel, un The Cycle / The Spiral: Time to Go Down Slowly à la fois très jazzy et totalement volcanique, qui fait s’envoler la salle toute entière très, très haut.
Ce concert littéralement exceptionnel dans sa conjugaison d’intelligence, de brutalité et de joie de vivre, aura été, nous diront ceux qui avaient déjà vu Algiers auparavant, le meilleur qu’ils aient jamais donné à Paris. Ajoutons seulement que, alors qu’une pluie glacée châtie Paris qui se prépare à la paralysie promise par les autorités à cause du coronavirus, Algiers nous a apporté ce soir la preuve ultime qu’il y a encore de la Vie – et de l’Espoir – sur terre en 2020. Ce n’est vraiment pas rien dans l’état où nous sommes en ce moment !
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil
La setlist du concert d’ESYA :
Everything (Absurdity of ATCG EP – 2019)
Nothing (Absurdity of ATCG EP – 2019)
Obsolete (Absurdity of Being EP – 2018)
Lost (Absurdity of Being EP – 2018)
Blue Orchid (Absurdity of ATCG (II) EP – 2019)
It’s Me (Absurdity of Being EP – 2018)
Les musiciens de Algiers sur scène :
Franklin James Fisher – voix, guitare, piano
Ryan Mahan – basse, synthés, choeurs
Lee Tesche – guitare, cuivres, choeurs
Matt Tong – batterie, choeurs
+ ??? – choeurs
La setlist du concert de Algiers :
There Is No Year (There Is No Year – 2020)
Black Eunuch (Algiers – 2015)
Walk Like a Panther (The Underside of Power – 2017)
The Underside of Power (The Underside of Power – 2017)
Dispossession (There Is No Year – 2020)
Hour of the Furnaces (There Is No Year – 2020)
Hymn for an Average Man (The Underside of Power – 2017)
Void (There Is No Year – 2020)
Born on the Floor (The Make-Up cover)
We Can’t Be Found (There Is No Year – 2020)
Cleveland (The Underside of Power – 2017)
Wait for the Sound (There Is No Year – 2020)
Cry of the Martyrs (The Underside of Power – 2017)
Death March (Franklin singing in the crowd) (The Underside of Power – 2017)
Encore :
Unoccupied (The Underside of Power – 2017)
One Chord (with ESYA)
Old Girl (Algiers – 2015)
Encore 2 :
The Cycle / The Spiral: Time to Go Down Slowly (Not on written setlist) (The Underside of Power – 2017)
But She Was Not Flying (Not on written setlist) (Algiers – 2015)