Présents au Festival de BD d’Angoulême, Inès Léraud et Pierre Van Hove nous ont parlé de leur enquête-fleuve concernant la pollution aux algues toxiques en Bretagne.
Les auteurs de l’excellent docu-BD Algues vertes – L’Enquête interdite étaient à Angoulême et je tenais absolument à les rencontrer ! Si leur album, bien que nommé (c’est déjà pas si mal), n’a remporté aucun Fauve, il occupera à coup sûr une place de choix dans le cœur de celles et ceux qui rêvent d’un autre monde… moins toxique…
Ce fut une des très belles rencontres de mon séjour angoumoisin. Et quand on voit Inès Léraud pour la première fois, on se sentirait presque intimidé par ses magnifiques grands yeux qui vous dévisagent… des yeux avides de vérité qui, on peut aisément l’imaginer, ont mis nombre de ses interlocuteurs à la torture, en particulier ceux qui préfèrent ensevelir cette vérité sous une bonne couche d’algues nauséabondes ! Si Pierre Van Hove quant à lui est moins expansif, on sent sa totale motivation à mettre en lumière un des plus gros scandales écologique et sanitaire en France, dans lequel la censure — et l’autocensure (par l’argent) — ne fait guère avancer les choses. D’où l’importance de cet ouvrage, publié conjointement par la Revue dessinée et Delcourt, qui fort heureusement ne touchent aucune subvention du conseil régional de Bretagne !
Benzine — Cette enquête sur les algues vertes se dévore comme un thriller, on a parfois du mal à en croire ses yeux, tant l’omerta institutionnelle est puissante. Comment se sont déroulées les conditions de l’enquête ?
Inès Léraud — En fait, moi je me suis installée en Bretagne en 2015…
Benzine — Juste pour l’enquête ?
Inès Léraud — Non, pour différents sujets ayant trait à l’agroalimentaire breton, et donc j’ai enquêté sur place pendant plusieurs années. J’ai travaillé au départ sur les algues vertes pour France inter, pour France culture, parce que je suis journaliste radio. L’enquête s’est étalée sur le long terme. Par la suite, on commencé à travailler ensemble avec Pierre pour La Revue dessinée en 2017, puis on a continué à enquêter pour l’album.
“Les menaces, ça ne me fait pas peur parce que j’ai l’impression que si ça dérange autant, c’est que j’ai mis le doigt sur quelque chose !”
Benzine — Est-ce que ça a été long ?
Inès Léraud — En fait c’est une histoire assez ancienne puisqu’elle démarre au moment des réformes agricoles dans les années 60 en Bretagne, et c’est à peu près à ce moment-là qu’arrivent les premières marées vertes en Bretagne. C’est aussi une histoire sur laquelle les Bretons avaient pas mal de recul, et d’archives aussi. Cette histoire n’avait jamais été reconstituée mais il y avait beaucoup d’éléments pour le faire. Pour ma part, j’ai parfois été un peu noyée dans la matière tellement il y avait d’archives et d’informations. Et puis après bien sûr il y avait pas mal de gens, d’hommes politiques et de scientifiques qui ont refusé de nous parler ou ont mis fin aux interviews. Il y a eu aussi un refus de transmettre des informations de la part des institutions.
Benzine — On s’en rend bien compte en lisant le livre …
Pierre Van Hove — Il y a même eu des pages censurées !
Benzine — Sur l’album, vraiment ?
Pierre Van Hove — Il y a trois pages qui ont sauté, parce que l’un des scientifiques nous a demandé… enfin là, c’est plutôt de l’autocensure…
Inès Léraud — On lui a quand même fait lire et il était très en colère. Notre avocat a eu une lecture juridique de tout l’album, très précise, et il nous a dit qu’il y avait peut-être un risque d’atteinte à la vie privée.
Benzine — J’imagine qu’il faut donc vraiment se blinder juridiquement lorsqu’on publie un tel ouvrage… On voit bien en plus que c’est une enquête hyper fouillée, très complète. A un moment, je me suis dit que tout est tellement bien décrit qu’il n’y a presque pas de questions à poser…Cela dit, je pensais à la menace1 de Christian Buson, du GES2, Comment avez-vous réagi et y a-t-il des parades juridiques à cela ?
Inès Léraud — En fait, c’est lui qui nous a poursuivi en diffamation après la parution de l’album. Nous avons dû alors travailler très sérieusement pendant trois mois avec un avocat pour se défendre, et quatre jours avant le procès, on a appris qu’il abandonnait les poursuites ! Et dans ces cas-là, on ne peut pas même pas être dédommagés, alors que c’était simplement un coup de pression !
Pierre Van Hove — Juste pour t’embêter !
Benzine — On ressent quoi quand on reçoit ce genre de message ?
Inès Léraud — Notre avocat nous expliquait que les propos qu’il a tenus à ce moment-là constituaient déjà une forme de menace. En ce qui me concerne, ce type de réaction ne me fait pas peur parce que j’ai l’impression que si ça dérange autant, c’est que j’ai mis le doigt sur quelque chose ! Mais par contre, le procès qu’il nous a fait, c’est sûr que c’est stressant…
Benzine — Et du coup, vous savez pourquoi il a laissé tomber ?
Inès Léraud — D’après moi, il savait qu’il ne pouvait pas gagner. Il n’y a pas de diffamation, on ne fait que relater ses propos dans l’album… Pour moi c’est une forme d’intimidation. C’est ainsi qu’on utilise la justice pour intimider des journalistes.
Benzine — Et de votre côté, vous n’avez rien pu faire pour l’attaquer ?
Inès Léraud — En disant que c’était un procès abusif ? Non, notre avocat nous a dit qu’on ne pouvait rien faire, que cette forme d’intimidation était courante, avec des attaquants qui se désistaient au dernier moment.
“C’est très impressionnant le nombre de gens retrouvés morts sur les côtes bretonnes, environ une centaine par an.”
Benzine — Vous parlez aussi du livre d’Alain Menesguen, Les Marées vertes, qui a été publié par une petite maison d’édition (Quæ), et dont la sortie a été repoussée… Y a-t-il encore une liberté d’expression en France ?
Inès Léraud — Là, je pense qu’on est plutôt dans une forme d’autocensure de la part de la maison d’édition, qui est prise dans le tissu économique breton et connaît parfaitement les conséquences de publications de ce type dans la mesure où elle reçoit des subventions du Conseil régional. Or dans Les Marées vertes, il était dit que le Conseil régional avait aussi une sorte de responsabilité dans la politique agricole bretonne. Et donc, en publiant un livre sur les marées vertes, elle risquait peut-être de mettre en balance ses subventions. Bon je dis ça, mais je n’ai pas enquêté sur les raisons de ce report… En tous les cas, pour nous par exemple, il y a une maison d’édition qui s’appelle Skol Vreiz, qui nous a contactés pour traduire notre livre en breton. On était d’accord, mais quelques semaines plus tard, ils nous ont dit : « Notre conseil d’administration s’est réuni, et il a estimé que comme on recevait des subventions du Conseil régional, on risquait de les perdre si on publiait une version bretonne de l’album. Donc on ne le fait pas ». Forme d’autocensure classique encore une fois.
Benzine — D’après l’urgentiste Pierre Philippe, le nombre de morts est plus important que celui admis par les autorités. Y a-t-il moyen d’établir une estimation plus précise que les chiffres officiels, par exemple à partir des statistiques, des articles de journaux ?
Inès Léraud — En fait c’est quasiment impossible, j’ai moi-même essayé de réfléchir à la question… il y a plusieurs dizaines, voire plus, là je n’ai pas les chiffres en tête, mais c’est très impressionnant le nombre de gens retrouvés morts sur les côtes bretonnes, environ une centaine par an. A chaque fois, on dit qu’ils ont été pris par la marée, qu’ils se sont noyés…
Benzine — Une centaine par an, vraiment ?
Inès Léraud — Oui. Il est possible que sur ce nombre, certains aient vraiment été pris par la mer, mais il est probable aussi qu’il y ait un pourcentage de décès par les algues… En fait, il faudrait faire à chaque fois un test d’hydrogène sulfuré. Et comme cela n’est pas fait, on ne peut pas vraiment avoir une idée précise…
Benzine — De toute façon, on sent bien qu’il n’y a pas de réelle volonté de le savoir exactement ?
Inès Léraud — Exactement !
Benzine — Et sinon, pour revenir à votre travail, j’aime bien le découpage assez vivant de l’histoire. Comment avez-vous travaillé tous les deux ? Comment avez-vous fonctionné, vous vous connaissiez depuis longtemps ?
Pierre Van Hove — Chacun a pris contact avec La Revue dessinée, tout simplement. Pour le travail, cela s’est passé de façon très complémentaire, par rebonds… Inès m’a fourni un déroulé et là-dessus j’ai proposé un story-board, Inès corrigeait le story-board, tout ça par étape…
Inès Léraud — On faisait beaucoup d’allers et retours. On a pas mal « empiété » l’un sur l’autre, Pierre m’apportait des éléments de l’enquête, et moi je lui proposais de changer la disposition des cases…
Pierre Van Hove — On a été enquêter un petit peu aussi sur place, même durant le temps de fabrication du livre.
Inès Léraud — Il est vrai que pour moi, journaliste, c’était fabuleux d’avoir quelqu’un qui me présentait son travail progressivement, séquence par séquence. En effet, je lui ai envoyé un déroulé au départ, après quoi il me renvoyait un storyboard des séquences. Et puis je lui donnais mon avis sur ce qui marchait ou pas. Pierre avait « redialogué » ce que je lui avais donné. De mon côté, j’avais mis des petits « pavés » avec des idées, je « remalaxais », et parfois ça allait jusqu’à 3 ou 4 allers et retours.
Pierre Van Hove — On a vraiment essayé de trouver un support de travail très ouvert, et en plus on a modifié jusqu’à la dernière minute. On a vraiment trouvé un bon process de travail.
Inès Léraud — D’après ce que j’entends ailleurs, c’est vraiment la manière de travailler la plus souple. Je ne sais pas si les gens travaillent de manière aussi souple sur une BD.
Pierre Van Hove — Il faudrait voir comment ils font. En tout cas, ici, il n’y avait pas d’autres solutions.
“Je retrouve le plaisir de la radio en faisant de la BD, le fait d’avoir un journalisme très vivant, avec beaucoup de matière.”
Benzine — Cela se voit dans le résultat, on sent qu’il y a eu un échange.
Inès Léraud — Quelqu’un m’a écrit pour me dire : « C’est fou on dirait que c’est une seule et même personne qui a fait l’album ». Il y a eu une sorte de fusion…
Pierre Van Hove — … qui a très bien fonctionné.
Benzine — Du coup, j’imagine que ça vous donne envie de continuer, d’aller plus loin, parce que là, l’affaire est loin d’être finie ?
Inès Léraud — De son côté, Pierre continue à travailler en BD-journalisme…
Pierre Van Hove — Oui, mais ce n’est pas vraiment un documentaire. Je travaille avec deux journalistes, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui sont au scénario et racontent en bande dessinée leur vie, leur parcours… Ils sont spécialistes de l’investigation politico-financière et avaient écrit un livre sur François Hollande, Un Président ne devrait pas dire ça.
Benzine — Et toi Inès, tu as travaillé également avec Mediapart ?
Inès Léraud — Oui, et j’ai travaillé également en radio avec Daniel Mermet, quand il animait Là-bas si j’y suis sur France inter.
Benzine — Que devient-il ?
Inès Léraud — Il est toujours très dynamique. Maintenant Là-Bas si j’y suis est en ligne. Il a d’ailleurs recruté un journaliste, Taha Bouhafs, qui a été placé en garde à vue à plusieurs reprises pour avoir couvert le mouvement des Gilets jaunes. Récemment, il avait également annoncé sur Twitter la présence de Macron au théâtre des Bouffes du nord. Pour ma part, je retrouve le plaisir de la radio en faisant de la BD, le fait d’avoir un journalisme très vivant, avec beaucoup de matière.
Pierre Van Hove — C’est un support super souple.
Benzine — Y aura-t-il une suite aux Algues vertes ?
Inès Léraud — Peut-être pas sur les algues vertes, mais sur la Bretagne, oui. Ce n’est pas encore dans les tuyaux, mais il y a de bonnes chances…
Benzine — Merci à vous deux et bravo pour votre travail !
Propos recueillis par Laurent Proudhon le 1er février 2020 à Angoulême.