Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’un des plus grands disques de 2020 sera une collection de chansons anciennes réappropriées, remises au goût du jour, imposées dans un contexte nouveau, celui de notre présent. Avec Old Wow, son quatrième album, le britannique Sam Lee impose d’une signature intemporelle des mélodies d’un autre âge.
Faut-il voir dans cette quête redoublée d’un retour aux racines une forme de crainte post-millénariste ? Alors que dehors grondent les prophètes fanatiques, les politiques vides et les artistes aseptisés, on se recroqueville sur un lointain passé dans un syndrome du « C’était mieux avant« . Pas sûr que ce soit à proprement parler la démarche du britannique Sam Lee qui, avec son quatrième album Old Wow poursuit un travail de collecteur de vieux chants folkloriques pour mieux les inscrire dans notre temps. A force de croire que les fées n’existent pas, on finit par faire disparaître la magie de notre monde. James Matthew Barrie le disait avec bien plus d’éloquence dans Peter Pan. Se réapproprier un répertoire ancien aujourd’hui, c’est reconquérir un Fantasia perdu, remettre du sublime dans l’instant.
Old Wow tient toutes ses promesses et va même bien au-delà.La force d’un tel disque c’est de parvenir à faire oublier le caractère folklorique de l’ensemble pour lui donner une dimension universelle. A l’instar de ses cousins français de Facteurs Chevaux qui annoncent pour ce printemps un superbe second album, Sam Lee use autant du lyrisme que d’une certaine versatilité dans des compositions changeantes et ombrageuses. On ne sait jamais trop où l’on est, dans des dérives médiévales, dans un contexte celte et païen. En cela, Sam Lee s’inscrit dans une tradition toute britannique qui court de Ralph Vaughan Williams jusqu’à The Unthanks, s’inspirant comme eux du folk de Northumbrie, ce royaume médiéval qui s’étendait du Nord de l’Angleterre jusqu’au sud de l’Ecosse. Sam Lee serait finalement d’une nouvelle génération d’artistes qui a compris que pour sauver la musique traditionnelle vouée à disparaître rapidement en raison du déclin de la tradition orale au profit de la conservation écrite, il fallait l’enregistrer pour la faire entendre au néophyte en la délestant de toute forme d’hermétisme. On retrouve tout au long d’Old Wow ce qui faisait la force de ces chansons, cette capacité à réunir et à imposer le silence à celui qui l’écoute. Car toutes ces chansons sont autant de conteuses qui murmurent d’une voix éraillée de vieilles formules oubliées.
Pour autant, il ne faudra jamais chercher ici un geste passéiste ou rétrograde. Au contraire, Old Wow est un disque de confluences et de rencontres aussi bien humaines que d’écoles musicales. On y croise des éléments issus du Jazz, quelque chose comme extrait d’un paysage des Balkans. Bien sûr, on ne peut pas ne pas évoquer la présence de l’irradiante et trop rare Elizabeth Frazer le temps d’un instant d’éternité sur The Moon Shines Bright. On notera également la présence du prodige Cosmo Shelldrake le temps de Lay This Body Down.
Mais qu’est-ce qui diffère un disque lambda d’une oeuvre d’exception ? A tous les coups, on perçoit toujours dans les ouvrages majeurs une incarnation, une présence énigmatique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout au long d’Old Wow, on la ressent belle et bien cette incarnation. Le disque doit tant à la voix protéiforme de Sam Lee, chacun pouvant y trouver son comptant. Le maniérisme vous irrite, vous vous retrouverez peut-être dans cette martialité le temps de The Garden Of England. Sam Lee est un interprète subtil qui par de petites inflexions presqu’imperceptibles modifie la perspective d’une chanson. On pensera parfois sans trop se l’expliquer à Ned Collette et son splendide Old Chestnut (2018).
Le temps est en suspension tout au long d’Old Wow, la litanie des jours et des nuits se fait plus lente. Pour entrer dans une autre dimension, il faut savoir abandonner le superflu et l’inutile, ces pas grands choses qui irritent le quotidien.Alors remonte du fond du passé un chant, le chant d’une terre apatride. C’est un peu comme si Sam Lee traçait dans le sol deux droites parallèles, la première suivrait un chemin poussiéreux et incertain, la seconde serait une route plus large et plus confortable. Alors même si la loi mathématique dit que jamais ne se retrouvent deux segments parallèles, on imagine bien que quelque part, les deux sœurs ennemies se réconcilient autour d’une seule et limpide ligne mélodique.
Ce qui apporte une totale modernité au répertoire que l’on entend sur Old Wow c’est l’usage de l’instrumentarium. On y entend un piano très ouvert, une contrebasse, des cordes volatiles. Il faudra bien entendu citer la guitare électrique de Bernard Butler (Suede) qui est aussi à l’origine de ce sentiment d’incongruité temporelle. Old Wow n’est pour autant pas un disque facile, il est même mal aisé, difficile d’accès. Il demande une chose rare aujourd’hui pour l’auditeur, une concentration et une véritable écoute portées par une attention au moindre détail. Celui qui acceptera cette invitation sentira sans doute sur son visage la brise légère qui souffle sur la lande, le vertige des falaises, l’odeur puissante du granit et la tendresse d’une terre meuble.
Car il faut toujours respecter le silence d’un vœu, Sam Lee s’empare de nous et nous guide dans un temps indécis, quelque part entre ici et nul part. Peut-être alors entendrez-vous dans cette ombre blanche le battement d’ailes d’une fée, qui sait ?
Greg Bod