Avec une économie de moyens dont il fut coutumier, Roger Corman décortique les techniques de manipulation des foules et dresse le portrait d’un agitateur populiste dans ce grand film engagé des années 60.
La filmographie de Roger Corman en tant que réalisateur est essentiellement constituée de films de série B à petit budget. The Intruder, film antiraciste réalisé en 1962 est l’un d’eux. A Caxton, petite ville du Missouri farouchement opposée aux lois anti ségrégation dans les établissements scolaires qui viennent d’être promulguées, débarque un homme aux allures de gendre idéal toujours de blanc vêtu. Il s’agit d’Adam Cramer, militant d’une association ségrégationniste, venu pour exacerber les instincts racistes des habitants et les pousser à s’opposer, fût-ce par la violence, à l’intégration d’une dizaine d’étudiants afro-américains au lycée jusque-là « blanc » de la ville. Ses invectives répétées vont conduire à l’emballement recherché.
The Intruder est un film politique réalisé au début des années 60 alors que la société américaine est sous tension sur la question des droits civiques. Le très faible budget et les conditions de tournage, en extérieur, dans une ville hostile au projet, conduisent à un film nerveux, à la progression narrative implacable. La mise en scène, à grand renfort de cadrages obliques, accentue l’instabilité du personnage principal et le fanatisme croissant de la foule.
Adam Cramer (interprété par un jeune William Shatner qu’on retrouvera quelques années plus tard dans la série Star Trek) vient perturber le quotidien d’une population blanche « sereinement » raciste. Si tous les personnages croisés au début du film se déclarent opposés aux nouvelles lois émancipatrices (même Tom McDaniel, le rédacteur en chef du journal local qui ensuite sera en première ligne contre la meute), nombre d’entre eux apparaissent résignés puisque « c’est la loi ». Cette population archétypale de l’Amérique blanche et revancharde du sud des États-Unis est rapidement conquise par les discours complotistes de cet intrus dont l’allure et le verbe dénotent dans cet univers de rednecks. En parfait démagogue manipulateur, Cramer sait flatter les stéréotypes et haranguer les foules. La séquence du discours nocturne devant l’hôtel de ville nous le présente comme un mégalomane galvanisé par la réaction de la foule venue l’écouter. Cette sensation est exacerbée par le travail de mise en scène qui alterne plongées (sur la foule) et contre-plongées (sur l’orateur en état second). Certains cependant, ne cèderont pas à l’hystérie collective. Outre McDaniel et le proviseur du lycée, le commis voyageur Sam Griffin est l’un d’eux. Doté d’une connaissance empirique de la psychologie humaine, c’est lui qui percera à jour l’agitateur et finira par le neutraliser. Lors d’une première confrontation d’abord, suite à la disparition de sa femme émotionnellement fragile, après qu’elle eut succombé au charme de Cramer. Le face-à-face tendu entre les deux hommes est une séquence clé du film au cours de laquelle celui-ci se retrouvera désarmé (au sens figuré comme au sens propre, Griffin ayant pris soin de vider le barillet de son revolver) et seul face à sa lâcheté et sa névrose. Une séquence similaire clôt le film, mais cette fois avec une foule médusée pour public. Suite à une énième manipulation visant à accuser un étudiant noir du viol d’une jeune fille blanche, Griffin intervient pour stopper un lynchage imminent en dévoilant les mensonges de Cramer. L’intrus se retrouve alors exclu de la ville qu’il pensait conquérir et réduit à la quitter au plus vite, non sans qu’on lui ait rendu ses munitions finalement inopérantes à Caxton.
Avec ce film, Roger Corman affirme sa confiance dans la capacité de la loi à faire évoluer une société, encore faut-il que celle-ci soit préservée des assauts répétés des idéologues racistes et réactionnaires. S’il semble évident que la population de Caxton, malgré la prise de conscience de la manipulation dont elle a été victime de la part d’une organisation suprémaciste représentée par Cramer, ne deviendra pas intégrationniste, on peut supposer qu’elle retombera dans sa résignation initiale. Même si les préjugés raciaux ne disparaîtront pas (les habitants de la ville sont immuablement racistes et la cote de popularité actuelle de Trump, 60 ans après, accrédite pleinement cette thèse), leurs modes d’expression semblent cependant amenés à évoluer.
Frédéric Bumbieler