À l’heure du confinement inédit dû au Covid-19, BENZINE propose de mettre un coup de projecteur en trois axes sur Le mécano de la “General” de Buster Keaton et Clyde Bruckman, l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma, pour partager en famille un salutaire moment de comédie inventive.
Biographie
« Celui qui ne souriait jamais, portait un visage immobile et triste comme un daguerréotype à travers une partie de la comédie la plus absurdement ingénieuse et visuellement satisfaisante jamais inventée », croque le critique James Agee dans le célèbre magazine Life. Joseph Frank Keaton voit le jour le 4 octobre 1895, qui est aussi l’année de naissance du cinéma, à Pickway (Kansas). Né de parents artistes, cet enfant de la balle découvre les planches dès trois ans à travers The Three Keaton spectacle ambulant dans lequel son père l’attrape par les pieds pour l’utiliser comme une serpillière. Dans ce numéro, le gamin se révèle un véritable « buster » (casse-cou). Ce surnom deviendra son nom d’artiste. Le music-hall développe ses capacités de gestuelles et un don pour la cascade. En 1917, Buster Keaton s’aventure dans le cinéma en tant que comédien gagman sous la houlette de Roscoe «Fatty» Arbuckle, principale vedette – après Charlie Chaplin – des comédies burlesques (slapsticks, en anglais) muettes.
Après un premier succès d’acteur dans The Saphead (1920), Buster Keaton se lance dans la réalisation tout en restant interprète principal. Fort de cette double casquette, il tourne trente-trois courts métrages jusqu’en 1923. A noter les irrésistibls La Maison démontable (1920), La voisine de Malec (1920), Malec champion de golf (1920), Malec chez les fantômes (1921) Frigo Fregoli (1921) et Frigo déménageur (1922). Perfectionniste dans l’art du gag, l’artiste donne une autre dimension à son cinéma et réalise son premier long métrage en 1923 : Les Trois Âges, une parodie d’Intolérance (1916) de Griffith, à qui il doit beaucoup. Dès lors, le cinéaste enchaîne les projets remarquables : Les lois de l’hospitalité (1923), Sherlock Junior (1924), La Croisière du Navigator (1924), Les fiancés en folie (1925), et Le Mécano de la «General» (1926), co-réalisé avec l’un de ses scénaristes fétiches, Clyde Bruckman, qui se donnera la mort en 1955 avec un pistolet prêté par Buster Keaton puis Cadet d’eau douce (1928) notamment. L’ère du parlant change irréversiblement la donne, et le réalisateur commet ce qu’il nomme «la plus grande erreur de sa vie» : il quitte «Studio Keaton» pour rejoindre la Metro Goldwyn Mayer et perd son indépendance artistique dès The Cameraman (1928), dernier chef-d’œuvre avant le déclin. Il sombre dans l’alcool. Un chant du cygne mis en image par son ami Charlie Chaplin avec le bouleversant Les Feux de la rampe (1952), dans lequel Buster Keaton joue un clown oublié. En 1959, ce génie reçoit un Oscar d’honneur, récompensant son œuvre immense. Il décède le 1er février 1966, en Californie.
Contexte
Le terme «burlesque» vient de l’italien « burla », qui signifie «plaisanterie», et apparait dans la littérature du XVIIe siècle, puis au début des années 20 pour définir un film comique dont les actions exagérées prennent le pas sur la psychologie et la narration. L’un des premiers films de l’histoire du cinéma, L’arroseur arrosé (1895), des frères Lumière, en est l’archétype. La France, précurseur de ce courant, compte Max Linder comme brillant représentant, avant que la guerre en Europe ne déplace le curseur cinématographique, amenant le burlesque outre-Atlantique. Les grands cinéastes comiques – Max Linder, Charlie Chaplin, Harold Lloyd – utilisent à cette époque des silhouettes pour identifier clairement les personnages. Buster Keaton, chapeau de canotier et costume souple, pérennise son profil. Mais, en 1926, à l’apogée de sa notoriété, il ambitionne d’élever le comique au rang du film dramatique à travers un ambitieux projet : Le Mécano de la «General». A la sortie de ce long-métrage, l’échec commercial est incontestable. Mais son importance patrimoniale a été reconnue, premier film enregistré dans le Nation Film Registry en 1989.
Désir de voir
Le Mécano de la «General», monument du burlesque, s’appuie sur une intrigue historique dramatique, le «raid d’Andrews», action militaire effectuée par un groupe de militaires nordistes, le 12 avril 1862, en Georgie. Le cinéaste transpose cet épisode réel en contant le destin de Johnny Gray, mécanicien et conducteur de train sudiste, embarqué à la poursuite de ses deux amours : sa locomotive «General» et Annabelle, dérobés par les espions nordistes. Le réalisateur voit dans cette histoire proposée par son coréalisateur Clyde Bruckman prétexte à ses ambitions démesurées. Cette œuvre présente en effet deux caractéristiques innovantes pour une comédie burlesque de cette époque : son authenticité et son budget. Maniaque de la reconstitution historique, le metteur en scène tourne presque intégralement les scènes dans les plaines et les forêts de l’Oregon. Il loue deux locomotives ayant servi lors du conflit sécessionniste, demande la fabrication d’une troisième, fait construire, brûler puis reconstruire un pont, celui où une locomotive tombe dans la rivière. Il pousse le réalisme très loin, et pas moins de six caméras filment ce crash qui devient la prise de vue la plus onéreuse de l’histoire du cinéma muet. Ce film multiplie les prouesses ferroviaires, des cascades inédites sans trucage, exécutées par l’acrobate Buster Keaton lui-même. Le cinéaste étonne encore avec la représentation minutieuse et irréprochable de la Guerre Civile, avec ses milliers de figurants. Autres atouts rares à l’époque : le rythme échevelé du film et le timing parfait des gags. «Une bonne scène comique comporte souvent plus de calculs mathématiques qu’un ouvrage de mécanique », déclare le cinéaste. Les déraillements millimétrés du récit prennent toute leur ampleur dans le suspense, la poésie, la précision du cadre symétrique et l’«art de l’espace». «J’étais plus fier de ce film que de tous ceux que j’avais jamais réalisés», juge l’auteur. Un véritable feu d’artifice visuel et comique avant l’hégémonie du parlant, bouquet final qui influencera Laurel et Hardy, les Marx Brothers, Blake Edwards, Jacques Tati ou encore Pierre Richard. Un magistral mécano absurde et épique, que la patine du temps ne cesse de faire briller.
Sébastien Boully