Avec les années, le répertoire de l’anglais Matt Elliott exilé dans l’Est de la France s’accidente d’une patine du temps, d’une mise à distance d’un désespoir trop organique pour offrir une oeuvre la plus décharnée, la plus à l’os et avec Farewell To All We Know l’immense réussite d’une discographie déjà parsemée d’œuvres majeures.
C’est fou comme certaines images, des pochettes dans le cas présent disent tant sur l’objet qu’elles dissimulent, tant en si peu. Campons la scène, une forme humaine un peu fantomatique au milieu d’une forêt, la promesse d’une absence peut-être ? Et puis si l’on doit parler d’une rencontre entre un univers visuel et un artiste d’un autre média, on pourra désormais évoquer ce mariage réussi entre les chants plaintifs et tristes de Matt Elliott et les images hantées de l’italienne Samantha Torrisi. Pourtant, les peintures de l’italienne montrent peu, là le Vésuve qui entre en éruption, ici une ombre dans une ville, ici encore des sapins dans la brume. Dire peu ne veut pas dire ne rien dire. Encore une fois, il faut être réceptif à la pudeur timide du symbole. Avez-vous déjà senti cette réalité parallèle, cette mémoire qui suinte des murs, cette menace qui ronge les arrières-cours ? Le natif de Bristol comme la peintre l’ont cerné, eux.
Farewell To All We Know, le huitième album sous le seul nom de Matt Elliott, est le disque miraculeux que l’on attendait depuis toujours de la part du bristolien. Non pas que la discographie de l’artiste bicéphale (sa carrière solo et sous le projet électronique Third Eye Foundation) soit exempte de grands disques, loin s’en faut. On pourrait citer pour son alter-ego électronique Little Lost Soul (2000) ou The Dark (2010), pour sa partie solitaire, l’inaugural et sublime The Mess We Made (2003), l’immense Drinking Songs (2005) ou le sombrissime The Broken Man (2012) qui ressemble finalement à une étape pivot dans la carrière du musicien. En effet, après ce disque d’une noirceur absolue, Matt Elliott choisit une autre voie, c’est aussi la première étape d’une collaboration avec le français David Chalmin. On n’est pas près d’oublier le piano merveilleux et virtuose de Katia Labèque sur If Anyone Tells Me « It’s Better to Have Loved and Lost Than to Never Have Loved at All » I Will Stab Them in the Face. Ce disque est assurément une date clé dans la carrière de Matt Elliott car l’anglais semble comprendre à défaut de vraiment choisir que ce sera par l’épure qu’il parviendra à traduire l’infiniment petit, l’émotion à la chair et à l’os.
Pourtant, Farewell To All We Know n’est guère différent de ses prédécesseurs, on y retrouve les mêmes obsessions pour ces sons des pays de l’est mais aussi le Rebetika grec, cette voix de Matt Elliott de plus en plus profonde. Pourtant, ce nouveau disque sonne immédiatement comme un classique, quelque chose qui classerait Matt Elliott au-delà du cercle des seuls musiciens dans un registre plus restreint, celui des songwriters. Une école qui court du Doctor Came At Dawn (1996) de Smog au tropicalisme de Milton Nascimento. Les années passant, Matt Elliott s’assume de plus en plus en chanteur, laissant de côté des gimmicks de production où il triturait et déformer sa voix comme pour en altérer la sensibilité et le sens. Ne croyez pas que l’anglais se soit assagi, il est peut-être plus à nu, il laisse son désespoir divaguer comme une montgolfière portée par le hasard du vent.
Albert Camus parlait d’un théâtre de l’absurde pour évoquer l’incertitude de l’existence. C’est ce que l’on entend tout au long de Farewell To All We Know, une conscience de l’inconscience, une perception d’un néant qui gagne du terrain. A trop envier les morts, on finit par leur ressembler. Pour autant, Farewell To All We Know n’est jamais un disque qui impose une morale outrancière, au contraire, il n’affirme rien. On craint la perte et la catastrophe mais la lumière brille timidement, quelque part dans la brume. C’est un disque indécis, parfois impalpable. En ouverture, What Once Was Hope s’installe dans un héritage de John Dowland, sans effet et artifice, avec peut-être seul le silence d’un vent, il installe une scène. Une clairière au plus profond d’une forêt, la lumière qui irrite le brouillard. Vient alors Farewell To All We Know, une longue mélopée aux réminiscences presque médiévales. Au bout d’une poignée de minutes, arrive la voix de Matt Elliott enveloppante, caressante qui nous invite à l’abandon de tout ce que nous n’avons pas ou plus. Comme toutes les chansons qui se sont imprégnées dans l’inconscient collectif, le Wayfaring Stranger d’un autre continent, ce titre raconte la perte et la résignation mais il laisse aussi l’espoir ténu d’une ouverture et d’une voie de sortie.
Accompagnés sur le disque de David Chalmin aux arrangements et au piano mais aussi de Gaspar Claus au violoncelle déjà croisé avec lui dans le projet Vacarme ou encore du bassiste Jeff Hallam (que l’on ne pouvait louper entre autres aux côtés de Dominique A sur les dernières tournées de l’auteur de La Fossette), Matt Elliott échafaude une structure complexe d’une subtilité, d’une élégance et d’une sobriété rare. Un disque où l’accident semble omniprésent, où la versatilité se cache derrière une linéarité en trompe l’œil. Un disque entre larmes et sourire béat car la tristesse ultime est peut-être la forme absolue de beauté, qu’elle provoque chez celui qui la découvre ce vertige inexplicable.
Depuis toujours, on sent chez Matt Elliott un citoyen du monde, The Day After That en est un bel exemple quand Guidance Is Internal guidé par le violoncelle de Gaspar Claus hésite entre un folklore sans origine et des humeurs drone. Il y a aussi chez Matt Elliott un romantisme (dans le sens littéraire) qu’il n’assume pas totalement, préférant y immiscer une part d’abstraction. Mais indéniablement, il y a chez le britannique une dimension romantique pour cette volonté à s’extraire du réel ou plutôt à tirer du réel un irrationnel qui crée du sens. Le minimal Bye Now ressemble à une dilution de la lumière à la façon de Turner. Ce qui n’empêche pas Matt Elliott d’être de son temps en voulant s’en extraire, le très politique Hating The Player Hating The Game dit les choses avec une morgue rageuse et taiseuse.
Ce qui fait également de Farewell To All We Know un classique, c’est aussi la capacité qu’à l’anglais a piocher des idées inabouties dans son répertoire. Can’t Find Undo renvoie à coup sûr à Howling Songs (2008) pour cette même volonté de dissonance. Les grands disques sont toujours de longs cheminements qui frôlent l’ennui, qui s’en investissent. Cette vertu un peu oubliée qu’est l’ennui, cette dérive de l’esprit, ce poids de l’âme qui se fait sentir à l’arrière du regard, cette perle de larme qui s’infiltre. Un grand disque joue toujours de ce registre, celui d’un frottement avec la chair intime. Prenez les grands disques de Red House Painters, Prenez ici Aboulia, complainte déchirante qui se suffit à elle-même. Prenez Crisis Apparition et ce chaînon manquant trouvé entre les deux visages de Matt Elliott, l’abstraction se fait ici bien plus présente presqu’à la manière d’un Akira Rabelais. En 2016, Matt Elliott chantait The Calm Before, un calme avant une possible tempête, sur Farewell To All We Know, The Worst Is Over, on espère que le pire est peut-être derrière nous, on l’espère sans trop y croire.
Mais ce n’est pas grave car on trouve en Farewell To All We Know un refuge, un abri de fortune peut-être, une maisonnée peut-être fissurée mais assurément habitée d’une belle présence. Un chef d’oeuvre de fragilité…
Greg Bod