Revenons sur le succès en librairie du livre d’Alexandre Mathis, qui se penche sur ce qui fait des films du Studio Ghibli une oeuvre cinématographique colossale.
« Chihiro, assise dans un train, voit le paysage défiler. Elle est accompagnée du Sans-Visage, de Bô et de Kashira. Le train roule sur l’eau. Il ne se passe rien. Pourtant cette scène a marqué toute une génération. Elle résume Chihiro, Miyzaki et, par extension Ghibli… »
En 2020, on n’en est plus, et c’est une bénédiction, à devoir convaincre qui que ce soit de l’importance artistique de Hayao Miyazaki et de son Studio Ghibli, non seulement dans le cinéma d’animation, mais dans l’histoire du Cinéma (avec un « C » majuscule) tout court. La mise en ligne récente par Netflix de l’intégralité des films du studio a d’ailleurs confirmé que le triomphe « populaire » de ces films à nuls autres pareils égale, voire même dépasse leur reconnaissance critique. Il est donc d’autant plus dommage de constater qu’à date, peu d’ouvrages théoriques aient été encore consacrés à cette oeuvre colossale : du coup, pourquoi ne pas relire l’excellent Un Monde Parfait selon Ghibli, publié fin 2018 par Playlist Society dans leur belle collection de réflexion sur les arts populaires (séries TV, rock, etc.), épuisé en librairie et qui vient d’être réimprimé en février ?
Passant assez rapidement sur l’histoire du studio, ne niant pas par contre les craintes que l’on peut avoir quant à son avenir suite au décès de Takahata et du fait du grand âge de Miyazaki, surtout si l’on assume que nul héritier digne des deux maîtres ne s’est encore manifesté au sein de l’équipe des plus jeunes réalisateurs, Alexandre Mathis consacre la plus grande partie de son livre à l’identification et l’analyse des thèmes-clé des films du studio : en premier lieu, bien sûr, leur féminisme combatif, sinon militant, mais également leur ancrage dans les contes, les légendes, mais aussi les croyances du monde entier, et leur réflexion extrêmement profonde, et non manichéenne, sur les rapports entre l’homme et la Nature. C’est la conjugaison de ces trois flux qui confère à ces œuvres une modernité à ce jour insurpassable, unique sans doute dans l’animation : l’intégration des traditions culturelles – et pas seulement seulement japonaises, c’est important de le souligner – dans une réflexion très en avance sur son époque sur la place prépondérante de la femme dans la société et sur la nécessité d’un équilibre, aussi difficile soit-il à atteindre, entre les ambitions de la race humaine et le respect de la planète, tout cela confère à ces films une pertinence qui ne se dément toujours pas, année après année.
Bien entendu, Un Monde Parfait selon Ghibli travaille en profondeur la passion de Miyazaki pour le vol et les machines volantes, qui lui a permis de créer les plus beaux moments de son cinéma, ainsi que son attachement à un monde imaginaire en interaction constante avec la réalité telle que nous la percevons. Le chapitre sur les divinités et autres créatures légendaires japonaises permettra en particulier au lecteur de comprendre mieux l’invraisemblable richesse du Voyage de Chihiro, sans doute le film de Myazaki le plus fascinant.
Si les films de Miyazaki sont logiquement au cœur de l’analyse d’Alexandre Mathis, son livre ne néglige pas pour autant le travail colossal réalisé par l’insaisissable Isao Takahata, dont chaque film adopte un style graphique différent, et qui a choisi une approche beaucoup plus « réaliste », ancrée dans la « vie quotidienne » de ses héros, même si cette existence est confrontée à des défis extrêmes. Les quelques pages sur Takahata – un auteur qui n’est quant à lui pas encore reconnu à sa juste valeur – sont ainsi parmi les plus éclairantes de Un Monde Parfait selon Ghibli.
Dans l’ombre immense portée par les deux géants, il y donc peu d’autres films du studio qui gagnent leur juste place dans ces trop courtes 160 pages : Mathis s’intéresse pourtant à certaines réussites, comme Souvenirs Goutte à Goutte, Souvenirs de Marnie et surtout Pompoko, trois films où se retrouvent largement les thèmes caractéristiques du studio, et qu’on aura forcément envie de découvrir ou de re-découvrir.
Finalement, il faut bien reconnaître que l’on ressent une légère frustration en refermant Un Monde Parfait selon Ghibli, aussi plaisant soit-il : une impression de « trop peu », le sentiment que l’on n’a pour l’instant fait que rester en surface de la « montagne Ghibli », et qu’il va falloir bien d’autres analyses, bien d’autres réflexions, pour qu’elle nous livre tous ses secrets.
En attendant, le sirocco (le nom français donné au vent du désert que les italiens nomment ghibli) n’a pas fini de souffler, et de nous emporter avec lui.
Eric Debarnot