Alors que Pearl Jam vient de sortir son onzième album, et son premier depuis 7 ans, le débat est lancé chez Benzine : mais pourquoi écouterions-nous Gigaton ?
Tu dis que tu aimes beaucoup le dernier Pearl Jam, est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi, parce que moi, je suis assez sceptique, je te l’avoue…
Parce que Pearl Jam, c’est quand même l’ultime survivant important du mouvement « grunge » de Seattle, qui fut sans doute l’ultime révolution formelle vraiment globale, et populaire, que le Rock ait connue !
Oui, certes, mais soyons honnêtes avec nous-mêmes, en dehors de Nirvana qui transcenda le genre en conjuguant malaise existentiel aigu et mélodies pop classiques, qu’est-ce que le grunge aura vraiment été, au-delà d’un look vestimentaire négligé facile à copier par tout le monde, et une banalisation pas trop subtile de l’énergie punk pour la transformer en « Rock Américain » un peu beauf’, destiné à un public de stade gorgé au Coca et aux burgers ? Et puis, peut-on vraiment parler de « survivants » d’une époque de pionniers marginaux quand on est devenu une telle… institution ?
Parce que Pearl Jam, avec cet album, a essayé de se renouveler, voire de se rajeunir, et que c’est quand même une démarche stimulante !
C’est bien vrai que Dance of the Clairvoyants a surpris, en bien ou en mal, et tranchait avec ce qu’on attendait de Pearl Jam. Mais en fait, ça ressemblait quand même plus à du Talking Heads – en plus mou -, ou à du David Byrne en solo, qu’à une musique totalement nouvelle en 2020. Et puis, au sein de l’album, cette chanson reste quand même une exception, et il y a une large majorité des titres qui restent prudemment sur un territoire déjà bien arpenté par le groupe.
Parce que Gigaton, c’est le Classic Rock de demain !
C’est bien possible, car le pire est toujours possible, on le sait bien. Il faut quand même rappeler que parmi les groupes des années 60 / 70, la plupart ne sont pas devenus du « Classic Rock », mais ont été complètement ridiculisés par les vagues musicales suivantes, qui les ont rendus obsolètes, persuadés qu’ils étaient que la virtuosité technique et une production maniaque, obsessionnelle et envahissante leur garantiraient la postérité. Ce qui inquiète, c’est que Pearl Jam a l’air de prendre le même chemin : des mois et des mois pour construire leurs titres et ce nouvel album, du travail fait couche par couche – Vedder rajoutant a priori ses textes a posteriori sur certains morceaux -, les atmosphères rutilantes et ultrasophistiquées servant surtout à cacher une panne désormais persistante d’inspiration. Plutôt que du classicisme, j’ai bien peur qu’on doive parler d’épuisement…
Parce que Gigaton, qui aligne 12 chansons en près d’une heure de durée, c’est un album super généreux que le groupe offre là à ses fans !
Oui, bon, mais ce n’est parce que c’est long que c’en est meilleur pour autant ! Il y a certaines chansons qui dépassent même leur propre « durée naturelle », et qui s’essoufflent en route, comme Who Ever Said, qui atteint les cinq minutes à force de breaks, de ponts, de changements de rythme. Pour un Superblood Wolfmoon, lui aussi déjà sorti en single, qui sonne en effet comme du Pearl Jam millésimé, et qui enchantera les fans, il y a pas mal de Never Destination ou de Take the Long Way qui semblent tourner en rond…
Parce qu’Eddie Vedder, c’est l’une des voix les plus prenantes que l’on puisse encore entendre dans le Rock !
Oui, ça c’est indéniable, et il faut en effet reconnaître que les moments qui tiennent le mieux la route sur Gigaton lui sont totalement dus : le bougre reste inspiré, passionné, et arrive même de temps en temps à être vraiment touchant. En fait, il représente à lui seul ce Pearl Jam conserve de part d’humanité au sein d’une musique qui ne n’est plus (… humaine !)… Mais bon, ce n’est pas non plus Nick Cave, hein ?
Parce que, pour une « institution », comme tu dis, c’est quand même un groupe qui n’a pas dévié de ses positions politiques ! Voilà un album destiné au grand public, américain d’abord, et qui parle écologie – regarde la pochette avec ce glacier qui fond -, et qui ne ménage pas Trump !
C’est clair qu’on ne peut pas accuser Vedder d’être un traître à ses idéaux. Et qu’il faut reconnaître qu’il sait toujours écrire de belles choses, comme River Cross, la jolie conclusion de l’album : « While the government thrives on discontent / And there’s no such thing as clear / Proselytizing and profiting / As our will all but just disappears / Folded over, forced in a choke hold / Outnumbered and held down / And all these talk of rapture / Look around at the promise now… », c’est intelligent et c’est sensible… Mais d’un autre côté, c’est un peu comme U2, on a quand même du mal à prendre ça très au sérieux, surtout que les déclarations politiques ne sont pas d’une virulence ou d’un extrémisme particulièrement impressionnant. Alors, oui, c’est forcément sympathique comme démarche, mais Vedder a tendance désormais à prêcher auprès des convaincus, donc sans prendre trop de risques quand même !
En fait, ce que tu reproches à l’album dans le fond, c’est de ne pas être aussi enragé qu’un disque de jeunes de 20 ans ? Mais tu sais bien que c’est chose impossible après 30 ans de carrière et à l’âge qu’ont les musiciens aujourd’hui : Pearl Jam a connu son apogée dans les années 90, et on est en 2020 !
Tu sais, il y a des gens plus vieux que Vedder et sa bande et qui ont toujours la rage, prend par exemple Neil Young, avec lequel ils ont d’ailleurs joué… Mais je vais te surprendre, je trouve au contraire que là où l’album garde une vraie classe, c’est quand Pearl Jam ne fait pas semblant que rien n’a changé. Je crois que ce sont les morceaux moins Rock, plus lents aussi, comme Comes Then Goes, Alright ou Seven O’Clock, qui sont les plus convaincants cette fois : on est un peu du côté de Springsteen, je trouve, dans les meilleurs moments de Gigaton.
Bon, alors, on est condamnés à ne pas être d’accord sur ce disque ?
On dirait bien que oui !
Eric Debarnot
Classique débat sur « faut-il se renouveler ou pas? » En fait, c’est une mauvaise question (pardon). La seule question est « est-ce que c’est de la bonne zik ou pas? » AC/DC a fait le même disque pendant 40 ans, mais pourtant il y en a quand même des très bons, des bons ou des mauvais. A l’inverse certains artistes se sont égarés à trop rechercher l’expérimentation (MGMT récemment). Pearl Jam reste un des derniers groupes à faire du bon rock pas trop prétentieux et parfois franchement touchant grâce à EV, rien que ça vaut le coup. Quant aux remarques sur le grunge, elles sont vraies, mais s’appliquent à tous les courants musicaux sincèrement ou faussement contestataires (Punk avec crête, Rap avec chaîne en or etc.) Et Nick Cave m’a toujours fait chier avec sa musique d’étudiant.e en hypokhâgne. Voilà.