Traverser l’autoroute, ça ne paraît pas grand-chose a priori, mais, grâce au talent de Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau, ça devient une véritable épopée intime. Et un beau moment d’émotion.
Curieusement, il n’y a pas tant de BDs que ça qui explorent notre vie quotidienne, et la difficulté de maintenir des relations sous l’érosion de l’habitude et du temps qui passe et dévaste tout… alors qu’il s’agit là d’un sujet majeur aussi bien dans la littérature « traditionnelle » que dans le cinéma.
Étonnamment, alors que la France est l’un des pays du monde où le 9ème Art est à la fois le plus populaire et le plus reconnu, et où nous lisons quotidiennement des mangas japonais et des comic books US, la BD canadienne, québécoise en particulier, reste largement une « terra incognita ».
Traverser l’autoroute est donc l’opportunité de nous rattraper sur ces deux lacunes, une opportunité à ne pas manquer. Le scénario de ce beau livre assez inattendu est signé par l’écrivaine belge Sophie Bienvenu (qui a émigré au Québec il y a vingt ans…), qui est assez connue pour son premier roman, Et au pire, on se mariera, et travaille particulièrement le sujet du couple. Traverser l’autoroute est sa première bande dessinée, mais il est assez aisé de reconnaître dans la remarquable construction dramatique – et émotionnelle – du livre le talent d’une romancière expérimentée.
C’est Julie Rocheleau, une artiste montréalaise peu connue de ce côté de l’Atlantique, qui s’est chargée de la mise en image de cette histoire, a priori ordinaire, d’un couple qui a oublié l’amour qui les a uni un jour, et qui a clairement perdu le respect de leur fils, grand adolescent. Son travail est vraiment intéressant, avec un jeu subtil sur une palette de couleurs limitée, mais surtout un formidable dynamisme dans les images qu’elle crée, qui transforme ce récit intimiste du naufrage et de la renaissance (temporaire ?) d’une famille en une véritable aventure, presque épique.
Si l’on est un peu dubitatif au début de Traverser l’Autoroute, tant il semble que le livre accumule des clichés assez inoffensifs sur la disparition progressive des sentiments dans le couple ainsi que l’incompréhension classique parents – enfants, on est peu à peu emportés par cette épopée un peu dérisoire, voire absurde, conjuguant l’achat d’un gâteau et la rencontre d’un chien sur le bord de l’autoroute. Avec une célèbre chanson de Cure en fond sonore, la tension monte, les émotions resurgissent, et on se retrouve surpris en refermant ce beau livre de la manière dont il nous a emballé, voire même réfléchir sur nos propres rapports familiaux…
… sans même mentionner la cerise sur le gâteau (le vacherin, pour le coup) : la très belle langue québécoise dont l’exotisme subtil et l’énergie nous procurera à nous, français, un enchantement supplémentaire.
Eric Debarnot