Il y a 29 ans jour pour jour (le 10 avril 1991), Le silence des agneaux sortait sur les écrans, prêt à traumatiser le monde entier. À cette occasion, retour sur le film culte de Jonathan Demme qui offrit ses lettres de noblesse à un genre trop longtemps décrié, le film de serial killer. Le film, pour son 29e anniversaire, devait sortir mercredi 8 avril en version 4K restaurée. Confinement oblige, voilà une belle opportunité pour le (re)découvrir chez vous.
Mise en bouche
Avant la sortie, en avril 1991, du Silence des agneaux, le film de serial killer n’avait droit qu’à un dédain critique que peu de films, au fil des décennies, surent éviter, quand d’autres eurent droit à une réhabilitation plus que tardive (par exemple les gialli de Mario Bava et Dario Argento, désormais cultes). On citera bien sûr M le maudit et Psychose, les chefs-d’œuvre fondateurs, puis plus tard Le voyeur, L’étrangleur de Boston, La nuit des masques ou même Hitcher et Henry, portrait of a serial killer, pour n’évoquer que quelques titres emblématiques. Sans oublier les grands metteurs en scène qui s’y essaieront avec succès, de David Fincher à Lars von Trier en passant par William Friedkin, Michael Mann ou Brian De Palma.
Quand le film de Jonathan Demme, dans une indifférence quasi générale, sort sur les écrans, on assiste à une sorte de révolution. Le film emballe les critiques, la hype s’installe et le bouche à oreille fait le reste, avant l’inévitable consécration aux Oscars (avec New York / Miami et Vol au-dessus d’un nid de coucou, Le silence des agneaux est le seul film à avoir remporté les cinq Oscars les plus prestigieux de la compétition). Aucun doute : il y a eu un avant et un après Silence des agneaux. Comme si l’on découvrait tout à coup que le film de serial killer pouvait, lui aussi, être intelligent, de qualité (interprétations magistrales de Jodie Foster et Anthony Hopkins), stylé (la musique d’Howard Shore), et pas seulement un truc de série B, voire Z, privilégiant une violence un rien complaisante et un déluge d’hémoglobine (si l’on excepte l’évasion de Lecter, Le silence des agneaux est plutôt avare en scènes sanguinolentes). Paradoxalement, le succès mondial du film entraînera un regain d’intérêt pour le genre avec une flopée d’ersatz et de navets (pour quelques réussites) retombant dans les travers pour lesquels, justement, on le mésestimait.
Thriller sec à l’ambiance hivernale (superbe photographie de Tak Fujimoto) nourri de l’image, aussi populaire que fantasmatique, du serial killer (et du cannibale), Le silence des agneaux opte pourtant pour un autre registre, celui du film psychologique lié au thème de la métamorphose qu’attisent des volontés profondes : agneaux qui crient et qui doivent être sauvés, corps que l’on veut «remodeler», besoin de chair que l’on ne peut réprimer. C’est un voyage qui irait de l’obscurité à la lumière (ce carreau de la cave, à la fin, qui se brise pour laisser passer un peu de la lueur du jour). Une odyssée sûrement, avec ce qu’il faut de catharsis dedans, pour la jeune Clarice Starling influencée (malgré elle) par le Mal au-delà de ses contradictions et d’une quelconque morale.
Clarice amorce ainsi la première étape de ce voyage dès le début du film quand elle découvre, punaisées à un mur, les photos des victimes de Buffalo Bill, et paraissant se reconnaître dans ces corps mutilés qui n’appartiennent plus à une identité ni à un visage ni même à une existence. Ses souvenirs commencent à resurgir d’un oubli construit à force d’abnégations et d’humiliations que Lecter, psychiatre cannibale amateur de Chianti et de fèves au beurre, aura tôt fait de détecter en obligeant Clarice à se livrer. Souvenirs (entre autres la mort du père) qui réapparaîtront brutalement après la première entrevue avec Lecter, organisée dans les bas-fonds d’un enfer où l’humanité ne s’exprimerait plus que par crachats, vociférations et regards fous. L’arrivée de Clarice dans son monde va enclencher chez Lecter, qui ne saurait se contenter d’une simple «vue», un désir de se libérer d’abord psychiquement puis, plus tard, physiquement lors de sa spectaculaire évasion.
Je mue, donc je suis
Suivra l’épreuve de l’autopsie d’une des victimes de Buffalo Bill où Clarice, au son de flashs photographiques, vacille et résiste devant l’horreur. Cette fille épluchée sur la table, c’est elle ; ce pourrait être elle. Et cette peau à vif, ces plaies et ces blessures, ce sont sa mémoire à elle rouverte soudain sur une enfance trop douloureuse pour vouloir s’y replonger, ne serait-ce y repenser. La troisième rencontre amorcera une nouvelle étape dans l’élaboration d’un processus libérateur ; les confidences de Clarice et les révélations de Lecter engendreront chez chacun un processus de transformation, à l’image d’une chrysalide en papillon ou d’un Buffalo Bill en «autre chose».
Demme expliquera d’ailleurs que Jamie Gumb (Ted Levine, flippant à mort) n’est ni gay ni transsexuel, mais un homme se détestant tellement qu’il se fabrique un «costume de peau» pour devenir l’opposé de ce qu’il est (une femme donc). Cette détermination dans un changement absolu s’incarne en chacun des personnages à un moment du film, et plus particulièrement dans l’utilisation de la phalène (celle retrouvée dans la gorge d’une des victimes de Buffalo Bill). L’imago atteint après la mue illustre ainsi cette complétude à atteindre, celui-ci se caractérisant par le développement des ailes chez certains insectes, parfait emblème pour Clarice, Lecter et Buffalo Bill qui cherchent tous les trois à accéder, à s’élever vers une forme de sérénité, éventuellement de pureté.
Le dernier face-à-face avec Lecter permettra à Clarice d’enfin s’émanciper de son histoire, de ce moi d’avant qui la tourmentait encore (cette petite fille qui a perdu son père, cette petite fille qui croit encore, la nuit, pouvoir sauver des agneaux promis à l’abattoir). Pour Lecter, ce sera le point d’orgue d’une délivrance tant convoitée. Pour Clarice, il restera à aller affronter le monstre pour, symboliquement, anéantir les traumas de son passé qui auraient pris l’apparence d’un Buffalo Bill nyctalope reclus dans sa cave-labyrinthe (et dont les longues lunettes à vision nocturne, les lèvres ensanglantées et les doigts recroquevillés telles des griffes donneront, lors de sa brève agonie, l’apparence d’une étrange créature).
En filmant le plus souvent de façon subjective (du point de vue de Clarice), Demme offre au spectateur une identification à celle-ci donnant à éprouver, au plus près, cette errance dans les abîmes de la folie emmenée par Lecter, figure tutélaire totale, quasi mythologique (érudit, démiurge, démon), et un Buffalo Bill encore plus effrayant, parce que plus réaliste. Demme ne raconte pas, il scrute, il ausculte, faisant de Lecter la cristallisation de nos peurs et fantasmes larvés, et le film de serial killer ne serait finalement qu’un prétexte quand la vraie nature du film est la confrontation à soi-même (et son bouleversement) par le biais d’une représentation du Mal. Dix ans après, Ridley Scott se détournera du caractère psychologique du Silence des agneaux pour réaliser un opéra noir, outré et monumental, servant d’écrin à un Hannibal certes moins inquiétant, mais plus fascinant que jamais.
Michaël Pigé