Qu’en est-il exactement du dernier Fauve d’or d’Angoulême, décerné dans un contexte social tendu ? Prix de circonstance ou prix mérité ? Il importait de le savoir par une immersion dans ce pavé ardent…
Paris, 1789. Alors que la colère populaire gronde, après des années de disette et de mauvaises récoltes, Louis XVI s’est résolu à convoquer les États généraux, un organe de consultation inusité depuis 1614. Le but : mettre en place une réforme fiscale pour assainir les finances et redresser le pays. Une initiative qui va soulever de grands espoirs, à la fois parmi la population et les membres du tiers-état, et qui, paradoxalement, va accélérer le mouvement révolutionnaire et la chute de la monarchie.
Cette année à Angoulême, la révolte s’est manifestée plus fortement chez les auteurs, mécontents de leur statut qui depuis des années n’a de cesser de les pousser vers une précarité toujours plus intenable. Cette colère a trouvé son point d’orgue lors de la venue du Président de la république dans la cité angoumoisine, et peut-être surtout dans l’attribution du Fauve d’or au premier tome de Révolution, une trilogie ambitieuse qui nous plonge dans un des épisodes les plus denses et les plus violents de l’histoire de France, la Révolution française de 1789. Et si l’on sait trop bien que l’histoire se répète, le message avait le mérite d’être clair en ce XXIe siècle déjà bien entamé, après des mois de manifestations d’un « peuple invisible », celui des « champs et du chômage chronique », qui dût se vêtir de jaune fluo pour rendre sa rage plus visible, une révolte culminant en décembre 2019 avec la grève des salariés des services publics.
Reste à savoir si ce prix était mérité sur le seul fait que Révolution, de par son sujet, créé une résonance troublante avec notre époque conflictuelle, où comme en 1789, les privilèges d’un petit nombre deviennent toujours plus obscènes dans un contexte de paupérisation sociale croissante.
Tout d’abord, on ne pourra faire autrement que de saluer le travail admirable des auteurs, quasi inconnus avant leur révélation par ce Fauve d’or. Florent Grouazel et Younn Locard ont mêlé ici leurs talents dans une production commune, tant par le scénario que par le dessin, parce que oui, tous deux savent manier le pinceau comme le stylo. Graphiquement, leur style est si proche qu’on a du mal à voir qui a dessiné quoi. Et finalement, c’est ce qui compte pour la cohésion d’un récit, mais qui en dit long sur leur relation visiblement très fusionnelle. Même si l’on ne trouve aucune bibliographie en fin d’ouvrage, on est obligé d’en déduire que les auteurs ont dû passer un temps non négligeable à rassembler documentation historique et iconographie d’époque. On ne peut être qu’impressionné par le sens du détail dont ils font preuve, tant dans l’architecture que dans les tenues vestimentaires. Très spectaculaires, les planches pleines page (la prise de la Bastille, l’assemblée constituante à Versailles, le peuple en révolte dans les rues de la capitale…) nous immergent littéralement dans cette ambiance révolutionnaire, et pour un peu, la bande dessinée aurait l’air d’époque dans sa tournure baroque.
La narration quant à elle, est extrêmement touffue, mais pour le dire plus crument, on risque de s’y perdre, si l’on ne possède pas une connaissance minimum de la période. Bien sûr, on sait gré aux auteurs d’avoir inséré au début de chaque chapitre un résumé du contexte historique, mais cela ne suffit pas toujours à fluidifier la lecture. On aurait aimé avoir plus d’annotations pour aider le lecteur à appréhender les diverses circonvolutions scénaristiques. Certes, l’originalité de la démarche réside incontestablement dans le fait d’avoir mis en scène, en plus des personnages historiques, des gens du peuple, des anonymes, des « crève-la-faim », mais les protagonistes sont nombreux, et on parfois du mal à les identifier, la représentation des visages n’étant pas le point fort du dessin. Très souvent, les regards semblent se perdre dans le vide, ce qui peut apparaître gênant lors des dialogues, déjà surabondants, et donne un côté lunaire à certaines scènes.
Malgré ces quelques réserves, cette immersion au cœur de la Révolution française nous rend celle-ci très familière et nous apprend tout de même pas mal de choses sur ce chapitre historique incontournable pour tout citoyen qui se respecte. Par l’ampleur d’un tel projet, les auteurs forcent l’admiration, d’autant que l’on sent chez eux une grande sincérité et une envie de partager un thème qui visiblement leur tient à cœur. L’éditeur Actes Sud ne s’y est pas trompé, offrant à ce pavé de 320 pages (et il fallait bien un « pavé » pour un ouvrage traitant de révolution !), un tirage digne de ce nom.
Laurent Proudhon
Révolution tome 1 : Liberté
Scénario & dessin : Florent Grouazel & Younn Locard
Editeur : Actes Sud – L’An 2
336 pages – 26 €
Parution : 9 janvier 2019