Et si notre monde était au bord du gouffre ? Non… et s’il avait en fait déjà basculé dans l’horreur, derrière le voile des mensonges acceptés par tout le monde ? Citéville, BD politique profondément perturbante mais souvent drôle, nous aide à ouvrir les yeux…
Citéville, de Jérôme Dubois, est un livre passablement étrange, qui désorientera peut-être le lecteur s’aventurant dans ses pages sans être averti : un dessin exagérément « ligne claire », allant jusqu’à l’abstraction, avec nombre d’éléments qui semblent directement produits par un programme informatique, un noir et blanc devenu étrangement bleu et blanc, des personnages au visage caché, ou détruit – à la frontière du cauchemar -, voire eux aussi réduits à des formes géométriques. Mais Citéville est surtout un livre totalement terrifiant : chacun de ses chapitres déroule jusqu’à l’absurde (il n’est pas interdit de penser à Kafka, c’est dire le niveau d’ambition de Dubois) des situations réelles, ou tout au moins réalistes, qui font partie de notre quotidien de 2020, en leur appliquant une « torsion », parfois légère, souvent radicale, qui en expose largement l’horreur…
Par exemple, et sans vouloir dévoiler ici chacun des 9 chapitres, tous perturbants, tous assez renversants, Domaine Sérénité nous interroge sur la morale de notre société qui équipe désormais systématiquement bancs publics, sièges, rebords de pointes pour empêcher les SDF de d’y installer : à quoi ressemblerait donc notre vie si nos domiciles étaient modifiés de la même manière ? Le malaise créé par cette hypothèse ne nous empêche d’ailleurs pas de sourire à l’humour (terrible) de certains dialogues : « Dis, maman, on a déjà eu des SDFs dans la famille ? Non ? Et ton frère cadet ? Professeur d’école, c’est un peu pareil, non ? »
Plus loin, Pôle Enfant raconte un monde dystopique où les enfants peuvent être renvoyés de leur famille s’ils déçoivent leurs parents, de la même manière qu’un employé sera licencié de son entreprise, et se retrouveront du coup sur le « marché des enfants »… ce qui vaudra à notre pauvre « demandeur de famille », déboussolé et déprimé, un joli commentaire de la part du personnel chargé de l’assister dans sa recherche : « C’est un profil désuet : additions, poésies puériles… malheureusement assez commun ! ça va être difficile de trouver des parents avec ça… ».
Plus ou moins symboliques, ces courtes histoires vont de la simple satire (comme Stade de Sport sur l’invasion de la publicité dans le domaine du sport…) au questionnement existentiel profond : l’ultime chapitre, Citéville, fait un parallèle entre la nécessité de recharger constamment les objets du quotidien avec le délitement des rapports humains qui s’usent de plus en plus vite, et se vident progressivement de tout sens.
Bien sûr, au-delà de l’aspect déroutant – et donc stimulant – des extrapolations qu’il propose, Citéville est un livre profondément, voire violemment politique : cette caricature glaciale, aussi drôle que tragique, des déviances de notre époque, nous interroge quant à notre relation à nos aînés comme à nos enfants, quant au sens de notre vie professionnelle comme de notre obsession pour une consommation effrénée de plus en plus abstraite. Il dénonce finalement l’aveuglement généralisé qui caractérise une société qui se déshumanise à grande vitesse.
Lorsque nous refermons Citéville, nous avons le sentiment d’avoir fait un voyage infernal vers notre très proche avenir. Et d’avoir réussi, même brièvement, à entrevoir un peu de la RÉALITÉ cachée derrière le voile des mensonges et des idées reçues qui sont le fondement du système économique et social qui est le nôtre.
Ce n’est pas là un mince exploit de la part de Jérôme Dubois…
Eric Debarnot